illustration des sondes Voyager@NASA/JPL-CALTECH

Voyager 1 ne répond plus

Depuis quelques semaines, la sonde de la Nasa renvoie des données incompréhensibles. Le début de la fin ? Peut-être est-il temps de se préparer à dire adieu aux Voyager, les deux vaisseaux humains les plus lointains, les seuls à être sortis du Système solaire.

par Mathilde Fontez,

“Je ne devrais pas en parler au passé. Il faut espérer qu’elle puisse être réparée, mais ça a l’air mal parti…” L’astronome Alain Lecacheux est inquiet. La sonde Voyager 1 ne répond plus depuis trois semaines. “L’équipe a pu envoyer quelques commandes, et montrer que le système peut toujours les exécuter, mais nous ne captons rien. Nous ne savons pas ce qui se passe”, détaille Suzanne Dodd, qui pilote la mission Voyager au Jet Propulsion Laboratory de la Nasa, à Pasadena. 

Voyager 1, c’est une petite carcasse de métal de la taille d’une Mini Cooper envoyée dans l’espace en 1977 et qui file aujourd’hui en balistique à 24 milliards de kilomètres de nous – 164 fois la distance qui nous sépare du Soleil. Si loin qu’il faut plus de 22 heures pour que les commandes envoyées de la Terre lui parviennent, et autant pour que les données reviennent. 

Le tout début de l’histoire spatiale

Il y a quatre mois, c’était Voyager 2 qui faisait peur à tout le monde. Cette sonde lancée deux semaines plus tôt que sa jumelle s’est désaxée. Une série de commandes ont décalé par erreur son antenne de 2 degrés par rapport à la Terre, la rendant incapable de recevoir ou de transmettre des données. Il a fallu dix jours pour la ranimer : les ingénieurs de la Nasa ont utilisé plusieurs antennes pour capter d’abord un infime signal, qui confirmait que la sonde fonctionnait encore. Puis ils ont mobilisé pendant une semaine les plus grosses antennes du Deep Space Network, qui communiquent avec toutes les missions spatiales dépassant la Lune, pour lui intimer l’ordre de réorienter son antenne vers la Terre. Le 4 août, à 0 h 29, heure de Pasadena, elle a recommencé à renvoyer des données… ouf.

“Oui, les problèmes se multiplient, admet Suzanne Dodd. Les Voyager sont les vaisseaux spatiaux opérationnels les plus anciens de l’histoire. Ils ont duré bien au-delà de ce que les planificateurs originaux avaient rêvé. Nous aimerions les maintenir en activité le plus longtemps possible, mais nous savons que la fin peut arriver à tout moment…”

Voyager, ça commence seulement dix ans après Spoutnik ! Tout le monde était jeune, c’était la grande aventure

Alain Lecacheux, l’un des rares Français membres du projet

L’histoire de cette mission est une épopée. L’alignement des planètes, d’abord, quand à la fin des années 1960 un doctorant du Caltech, Gary Flandro, découvre que Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune allaient se mettre en rang à la fin des années 1970, réduisant le temps de vol de la Terre à Neptune de 30 à 12 ans – une configuration qui ne se produit que tous les 176 ans. Il fallait faire vite. “C’était le tout début de l’histoire spatiale. Voyager, ça commence seulement dix ans après Spoutnik ! Tout le monde était jeune, c’était la grande aventure”, raconte Alain Lecacheux, l’un des rares Français membres du projet. “Ce qui est incroyable, c’est la rapidité avec laquelle tout cela s’est produit : en quatre ans, l’équipe avait construit trois vaisseaux spatiaux, dont un modèle de test de fonctionnement à grande échelle”, insiste Alan Cummings, physicien au Caltech – la dernière personne à avoir touché les sondes avant leur lancement, pour inspecter une dernière fois le détecteur dont il était responsable.

Elles ont tout découvert

“À l’époque, il y avait encore des débats pour savoir si les vaisseaux pouvaient traverser la ceinture d’astéroïdes sans être mis en pièces”, rappelle Ralph McNutt, arrivé sur le projet en 1975 pour travailler au détecteur de plasma des Voyager. Un obstacle franchi sans problème par les deux sondes.

Les Voyager ont tout découvert. Elles ont pris 52 000 images des planètes et de leurs lunes. Elles ont révélé les anneaux de Saturne : des dizaines de disques composés de petits blocs de glace immaculée. Elles ont photographié le volcanisme sur Io, “la première grosse surprise, se rappelle Stamatios Krimigis, qui a conçu l’un des instruments des sondes, devenu chef émérite du département spatial du Laboratoire de physique appliquée de l’université Johns-Hopkins. C’était le premier volcan actif extraterrestre ! Avec des panaches trente fois plus hauts que l’Everest, des débris qui couvrent une superficie de la taille de la France !” Et la Grande Tache rouge de Jupiter ; l’atmosphère jaune et brumeuse de Titan ; la surface lisse et bleutée d’Encelade ; les geysers actifs de Triton ; les anneaux d’Uranus et de Neptune… “Personne n’avait prévu la diversité des paysages qu’allaient découvrir les Voyager”, témoigne Ralph McNutt.

Un moment de grâce

“Des télés étaient installées partout, dans les salles de conférences, les couloirs, pour que l’on puisse voir les images à mesure qu’elles arrivaient. Nous passions les nuits à traiter les données, nous nous réunissions le matin pour prendre les décisions, il y avait une conférence de presse chaque midi… C’était extraordinaire, décrit Alain Lecacheux. Avant Voyager, tout ce qu’on savait sur Jupiter tenait sur un cahier d’écolier.”

Les sueurs froides ont commencé dès le début. Au lancement de Voyager 2, l’une de ses antennes se repliait mal ; un ingénieur a pris une paire de tenailles et coupé 50 cm, tout simplement. “La sonde est partie comme ça, avec une antenne de 10 m et une antenne de 9,5 m”, sourit l’astrophysicien. Ou ce problème de puissance : lors des manœuvres, les ingénieurs se sont aperçus que les sondes utilisaient beaucoup trop de carburant. La tuyère de l’une des rétrofusées annulait la poussée. “Une erreur énorme ! Mais en moins d’une semaine, ils ont compris qu’on n’avait besoin que de deux moteurs pour orienter un solide dans l’espace, et non trois.”

Et cette fâcheuse distraction, à l’arrivée de Voyager 1 sur Jupiter : les équipes techniques étaient si subjuguées qu’elles ont oublié d’envoyer les télécommandes à Voyager 2, qui s’est mise en mode sécurité, avec son antenne dépointée ; la sonde était perdue… jusqu’à ce qu’on ait l’idée d’utiliser un grand radar militaire pour la ranimer. “Depuis, son récepteur primaire n’est plus verrouillé, la fréquence dérive, il faut la suivre à la main, en tournant le bouton, s’amuse Alain Lecacheux. Voyager, c’est un poème !”

Dans l’espace interstellaire

Les deux sondes ont tout de même pu être guidées toujours plus loin dans l’obscurité, chacune sur sa trajectoire. Avec ce moment de grâce, le 14 février 1990, lorsque Voyager 1 s’est retournée une dernière fois pour prendre ce cliché unique du Système solaire, avec la Terre qui apparaît comme un grain de poussière – c’est le portrait le plus lointain de notre planète.

Sa caméra a ensuite été éteinte. Là où elle allait, il n’y avait plus rien à voir, seulement à sentir, avec les instruments scientifiques. Le 25 août 2012, Voyager 1 sortait du Système solaire. “En une journée, nous avons vu le vent solaire s’éteindre, nous confiait à l’époque Ed Stone, qui a dirigé la mission de 1972 à 2022. C’est le jour où l’humanité est entrée dans l’espace interstellaire, une grande première dans l’histoire de l’exploration.” Le 5 novembre 2018, c’était au tour de Voyager 2 de faire le grand saut.

Les sondes ont montré que cette frontière est vraiment très lointaine. “On ne savait pas quand les sondes allaient la franchir. Avant Voyager, les estimations variaient énormément : certains espéraient la passer autour de 50 unités astronomiques », rappelle Stamatios Krimigis. Ce sera finalement 122 fois la distante Terre-Soleil pour Voyager 1, et 119 pour Voyager 2.

Ceux qui ont construit les Voyager ne font pour la plupart plus partie de l’équipe. Et nous ne rencontrons que des problèmes atypiques, qui ne figurent pas dans la documentation

Suzanne Dodd, qui pilote la mission Voyager au Jet Propulsion Laboratory de la Nasa, à Pasadena

Et la complexité de l’espace interstellaire s’est révélée : un plasma froid, plus dense que la bulle solaire dans laquelle nous sommes plongés, traversé en permanence par les particules accélérées par les étoiles lointaines. En 2021, les messages de Voyager 1 ont permis de décrire des ondulations de matière de plusieurs dizaines d’années-lumière dues à la rotation de la galaxie, ainsi que des vagues plus petites émises par les lointaines supernovæ. “Enfin ! J’étais en postdoc quand les Voyager ont été lancées. Et j’ai dû attendre 45 ans pour avoir des données”, s’enflamme James Cordes, qui a réalisé les calculs avec Stella Ocker à l’université Cornell. À l’université de l’Iowa, William Kurth continue d’éplucher les mesures. “Les données actuelles indiquent que la densité interstellaire a encore augmenté. Il se pourrait que la matière interstellaire s’accumule près de la frontière, comme la neige devant un chasse-neige.” Les sondes ont aussi commencé à esquisser la forme de notre monde. Pour l’astronome Merav Opher et ses collègues de l’université de Boston, les dernières données suggèrent une forme étirée, en croissant. “C’est une première vision de l’extérieur, mais nous ne pouvons pas encore trancher.”

Ultime tic-tac

Il faut dire que ces vieilles carcasses envoient leurs données avec parcimonie : elles n’ont que 69 kilo-octets de mémoire, et un émetteur de 23 watts – moins qu’une ampoule. “C’est un effort colossal de rapatrier ces données. La vitesse de la transmission est très faible. Cela mobilise le Deep Space Network pendant une semaine”, souligne Suzanne Dodd.

Sachant que les deux sondes sont bien cabossées. Les propulseurs principaux ne fonctionnent plus – elles bougent leurs antennes grâce aux moteurs dédiés au survol des planètes, rallumés il y a quelques années en croisant les doigts. Sur les dix instruments de départ, Voyager 2 en a gardé cinq et sa jumelle quatre, loin d’être calibrés pour des champs magnétiques et des densités si ténues. Et les sondes commencent à faiblir. Les générateurs nucléaires qui les alimentent perdent 4 watts par an. Au Jet Propulsion Laboratory, les plans d’économie d’énergie se succèdent pour tenter de les faire durer. “Nous arrivons au point où nous devons commencer à éteindre les instruments”, regrette Suzanne Dodd.

Les vaisseaux sont vieux, dépassés. En 2002, Voyager 1 a basculé sur son système de secours de contrôle d’altitude – trop de signes inquiétants sur le système principal… En 2010, il a suffi d’une erreur sur un seul bit pour planter Voyager 2 pendant trois semaines. En 2020, les commandes ont cafouillé et il a fallu dix jours pour relancer la machine. En 2022, c’est l’ordinateur de bord de Voyager 1 qui a fait des siennes : le système de contrôle d’altitude s’est mis à raconter n’importe quoi. Les ingénieurs ont mis des mois pour constater que les informations étaient réorientées vers un autre ordinateur qui ne fonctionne plus depuis des années…

“La quantité de logiciels sur ces instruments est minime. Il n’y a pas de micro­processeurs, ils n’existaient pas !”, rappelle Stamatios Krimigis. Pour les piloter, les ingénieurs se transforment en historiens de l’électronique. “Ceux qui ont construit les Voyager ne font pour la plupart plus partie de l’équipe. Et nous ne rencontrons que des problèmes atypiques, qui ne figurent pas dans la documentation”, décrit Suzanne Dodd. “Les documentations scientifiques sont très complètes et précises, mais la documentation technique se transmet mal d’une génération à l’autre”, observe Alain Lecacheux.

Si elle parvient à ranimer Voyager 1, la petite équipe de douze personnes encore consacrée à plein temps aux deux sondes essaiera d’atteindre 2027, l’anniversaire des 50 ans. Peut-être 2030. Et en 2036, ce sera la fin : le signal des Voyager deviendra trop ténu pour être capté par les antennes du Deep Space Network.

Alors ne restera que le tic-tac de la petite source d’uranium 238 placée près du Golden Record, le disque caché dans les Voyager où sont gravés des musiques, le bruit de la pluie ou des salutations dans 55 langues “pour nous représenter pendant les 5 milliards d’années à venir”, comme l’a écrit le physicien Frank Drake. Et Voyager 1 s’échappera vers le nord du plan de l’écliptique en direction de la constellation d’Ophiuchus, s’approchant dans 40 000 ans de l’étoile Gliese 445. Voyager 2, elle, filera vers le sud, frôlant vers la même époque Ross 248, dans la constellation d’Andromède. 

Aucune de ces deux étoiles n’a de planète.

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