illustration du bouton nucléaire et de la dissuasion@GETTY IMAGES

Dissuasion nucléaire : la fin de l’équilibre

Activités suspectes, nouvelles bombes nucléaires... Depuis quelques mois, les incertitudes sont de retour, avec la Chine au centre de toutes les attentions. Une stabilité est-elle possible avec trois acteurs majeurs du nucléaire ?

par Vincent Nouyrigat,

Depuis quelques mois, la rumeur enfle : la Russie, la Chine voire les États-Unis se prépareraient à réaliser un essai nucléaire… Vingt-huit ans après la dernière explosion française en Polynésie, sous un tonnerre de protestations internationales, l’information paraît pour le moins invraisemblable. Hormis la Corée du Nord, plus personne au XXIe siècle n’ose déclencher ce genre de cataclysme expérimental ; cet acte est devenu tabou, quand bien même chacun a plus ou moins conscience qu’il vit dans un monde rempli de 9 600 ogives nucléaires opérationnelles, dont environ 2 000 prêtes à être employées sur-le-champ. Impensable !

Mais voilà, force est de constater que les images satellites des bases nucléaires russes, chinoises et américaines révèlent en ce moment une activité étrangement intense. À l’image du site de Lob Nor, perdu dans le désert salé de la province du Xinjiang, en Chine : comment expliquer ces grands travaux d’excavations dans ce tunnel s’enfonçant dans la montagne ?

Discours véhéments

Mais voilà, force est de constater que les images satellites des bases nucléaires russes, chinoises et américaines révèlent en ce moment une activité étrangement intense. À l’image du site de Lob Nor, perdu dans le désert salé de la province du Xinjiang, en Chine : comment expliquer ces grands travaux d’excavations dans ce tunnel s’enfonçant dans la montagne ? Qu’est-ce qui pourrait justifier la construction de ce bâtiment a priori dédié au stockage des explosifs et de cette nouvelle installation un peu à l’écart, à l’est de la base, qui semble faire l’objet d’opérations de forage ? “Ces activités pourraient être liées à la préparation d’un test nucléaire souterrain, avance Renny Babiarz, ancien analyste du renseignement américain, aujourd’hui professeur à l’université Johns-Hopkins. Cet essai s’inscrirait dans la modernisation et l’expansion actuelle de l’arsenal nucléaire chinois.” 

La Russie et la Chine se tiennent prêtes à reprendre les essais nucléaires si quelqu’un d’autre le fait

Jeffrey Lewis, expert en non-prolifération au Middlebury Institute of International Studies

Cette hypothèse prend encore un peu plus de poids depuis que la Russie a révoqué, début novembre, sa ratification du traité d’interdiction complète des essais nucléaires. En soi, cet acte diplomatique lié au conflit en Ukraine n’a rien de dramatique – faute de signataires, ce traité n’est toujours pas entré en vigueur. Mais ce retrait s’inscrit dans un contexte d’agitations repérées sur le site nucléaire de Nouvelle-Zemble, couplées à des déclarations de hauts responsables russes parfois véhémentes en faveur d’un test, voire de l’utilisation de l’arme suprême. Or cette situation pourrait être une aubaine pour les Chinois, pense Maxim Starchak, spécialiste russe en nucléaire militaire, exerçant à l’université Queen’s, au Canada : “Pékin n’a réalisé que 45 essais nucléaires en tout, soit vingt fois moins que les États-Unis. Un essai serait pour eux une incroyable opportunité de tester leurs derniers développements.” “On ne sait pas bien si, techniquement, les Chinois ont besoin de réaliser de nouveaux essais grandeur nature”, tient tout de même à préciser Héloïse Fayet, chercheuse à l’Institut français des relations internationales. “En fait, la Russie et la Chine se tiennent prêtes à reprendre les essais nucléaires si quelqu’un d’autre le fait”, tente de résumer Jeffrey Lewis, expert en non-prolifération au Middlebury Institute of International Studies.

Ce “quelqu’un d’autre” pourrait être les États-Unis, qui n’ont jamais ratifié le traité d’interdiction des essais et se trouvent en pleine modernisation de leur arsenal atomique pour la modique somme de 1 500 milliards de dollars. “Si Donald Trump revient au pouvoir, il est probable qu’il veuille réaliser un essai pour démontrer la puissance des États-Unis”, prévient Maxim Starchak. Ses conseillers avaient déjà évoqué cette hypothèse en 2020. 

Que croire ?

Pour le moment, le discours est tout autre. D’autant que, sur le plan technique, les militaires américains répètent à l’envi qu’ils n’ont plus aucun besoin d’effectuer d’explosions pour concevoir de nouvelles têtes nucléaires, aussi sophistiquées soient-elles. Les ingénieurs se basent désormais sur des simulations numériques et des expériences de physique inoffensives ; même si, en cette période de conflit en Ukraine, en Israël et de tensions extrêmes à Taïwan, plus rien n’est considéré comme tout à fait inoffensif. 

Pour s’assurer du bon comportement de leurs armes actuelles ou futures, les Américains misent notamment sur des “tests sous-critiques”. “Le but est de provoquer des réactions de fission sans que la réaction en chaîne ne s’emballe, elle s’éteint d’elle-même”, décrit Julien de Troullioud de Lanversin, ingénieur à l’université de Hongkong. “Nous cherchons ainsi à évaluer les réactions du plutonium au vieillissement et aux modifications de matériaux, de conception, de techniques de fabrication, confie Craig Branson, porte-parole de la National Nuclear Security Administration (NNSA), chargée du nucléaire militaire américain. Nous faisions jusqu’ici une à deux expériences par an, notre objectif est de soutenir un rythme de trois par an à la fin de la décennie.” Le déroulement de ces expériences sera bientôt radiographié par deux immenses instruments de diagnostics, baptisés Scorpius et Zeus, dont la construction actuelle semble justifier les travaux visibles par satellites sur le site du Nevada. Du reste, les aménagements chinois et russes sont peut-être également liés à de simples essais sous-critiques. Mais en l’absence d’informations claires, que croire ? D’où l’importance d’une surveillance précise des essais et des stocks. Ce qui reste un défi technique. 

À l’écoute des séismes

Une petite communauté scientifique civile ou militaire œuvre aujourd’hui pour tenter de débusquer les tentatives de prolifération nucléaire et d’éventuels tests explosifs habilement dissimulés. Cela passe d’abord par la détection des procédés de fabrication d’uranium 235 ou de plutonium 239, les deux matières fissiles pouvant former une bombe. “Les usines clandestines d’enrichissement d’uranium par centrifugation sont difficiles à détecter, leurs émissions sont très faibles et, vues par satellite, rien ne les distingue clairement d’autres bâtiments, relève Alexander Glaser, chercheur en non-prolifération à l’université de Princeton. Mais il y a de la recherche active sur le sujet, et le machine learning pourrait nous aider.” 

Pékin ne déclare plus ses stocks de plutonium depuis 2017

Alexandre Glaser, chercheur en non-prolifération à l’université de Princeton

Les réacteurs nucléaires nécessaires à la fabrication du plutonium sont eux plus aisément repérables, ne serait-ce que par leurs émissions de chaleur… “J’ai mis au point un logiciel open source qui permet d’estimer la quantité de plutonium produite par un réacteur”, signale Julien de Troullioud de Lanversin, qui a récemment étudié un réacteur nord-coréen. Il faut parfois en passer par là, car la méfiance est de mise : “Pékin ne déclare plus ses stocks de plutonium depuis 2017”, signale Alexandre Glaser. “On soupçonne la Chine de détourner au profit des militaires le plutonium généré par ses réacteurs civils de production d’électricité, souffle Yuki Kobayashi, chercheur à la Sasakawa Peace Foundation, au Japon. Notre équipe estime que ce pays pourrait disposer de 2,9 tonnes supplémentaires en 2030, soit de quoi réaliser 830 ogives supplémentaires.”

Dans ce contexte particulièrement opaque et propice à la paranoïa, l’OTICE, l’Organisation du traité d’interdiction des essais, a déjà mis en place un réseau mondial de plus de 300 stations guettant les moindres vibrations ou émissions radioactives dans l’air, le sol et l’océan. “Ces capteurs envoient 24 h sur 24 leurs mesures à notre centre de données de Vienne. Grâce à ce réseau, nous avons réussi à détecter les six essais nord-coréens”, se félicite un porte-parole de l’OTICE. Encore faudrait-il être sûrs de pouvoir distinguer les essais clandestins les plus subtils du tumulte des activités humaines et des phénomènes naturels, comme les tremblements de terre ou les effondrements miniers – ceux qui se sont produits récemment dans une mine de charbon dans l’État de Chhattisgarh, en Inde, ont d’ailleurs attiré l’attention des militaires. 

De quoi devenir parano

En théorie, il est très clair pour les sismologues qu’une explosion nucléaire provenant d’un point isolé produit essentiellement des ondes de compressions, à la différence d’une faille sismique étendue qui génère plutôt des ondes de cisaillement. En pratique, c’est beaucoup moins évident, et il y a parfois de quoi devenir parano : “La géologie et la topographie locales peuvent compliquer nos interprétations, avoue Andreas Steinberg de l’Institut de géosciences allemand BGR. Par exemple, l’ébranlement d’une montagne après un test nucléaire peut générer des ondes de cisaillement et jeter le doute sur la nature explosive de l’événement, cela pourrait ressembler à une activité minière ou à un séisme superficiel – les gens pourraient donc faire en sorte que le test passe inaperçu. Il y a par conséquent beaucoup de travaux en cours pour améliorer nos méthodes d’analyse, notamment avec l’intelligence artificielle.” 

“Les modèles actuels utilisés pour la surveillance s’appuient sur des mesures effectuées lors des anciens essais réalisés dans des géologies et des conditions de mise en place de la bombe très spécifiques. La fiabilité de ces méthodes est incertaine pour de nouveaux tests dans de nouvelles régions…, reconnaît Bill Walter, géophysicien au Laboratoire national de Lawrence Livermore, en Californie. On essaie d’améliorer ça en étudiant, dans différents contextes, des explosions déclenchées avec des explosifs chimiques classiques. ” Les ingénieurs militaires américains ont ainsi réalisé onze explosions depuis 2011 dans des géologies variées (granite, alluvion, dolomite) pour améliorer leurs capacités de détection ; la plus récente, qui s’est déroulée le 18 octobre dernier dans le tunnel P de la zone 12 du site du Nevada, a soulevé en ces temps troublés la suspicion des Russes. “Les résultats de cette expérience seront publiés dans des journaux scientifiques”, nous assure Craig Branson.

Vriller les cerveaux

En tout cas, les recherches avancent. Plusieurs laboratoires militaires, tels Los Alamos ou l’Atomic Weapons Establishment britannique, mettent actuellement au point des techniques permettant de détecter des anomalies au sol générées par une explosion souterraine. “Les satellites équipés d’interférométrie radar avaient relevé une surélévation du terrain d’environ 20 cm sur le lieu du quatrième essai nord-coréen en 2016…”, fait remarquer Rodrigo Chi-Duran, doctorant à l’université de Californie. En prévision d’éventuelles inspections sur le terrain, certains géophysiciens essaient aussi de trouver la signature particulière d’une cavité formée par une explosion. Mais pour être sûr de la nature nucléaire de l’événement, il faut pouvoir détecter les petites bouffées de radioéléments susceptibles de filtrer à travers le sol – sauf si les atomistes clandestins ont rendu leur dispositif particulièrement étanche. Pas moins de 83 isotopes sont aujourd’hui catalogués. “On mise surtout sur la détection de gaz nobles qui s’échappent plus facilement, notamment les isotopes du xénon, explique Pietter de Meutter, du Centre de recherche nucléaire belge SCK CEN. L’ennui c’est que les réacteurs de production d’isotopes médicaux émettent du xénon. Beaucoup de recherches sont lancées pour se départir de ce bruit de fond.”

La coopération est de plus en plus étroite entre la Chine et la Russie

Tong Zhao, du Carnegie Endowment for International Peace

Seulement voilà : un essai sous-critique, dit aussi de “rendement zéro”, confiné dans un petit container métallique, resterait proprement indétectable. De même qu’un test très légèrement super­critique, réalisé avec un tout petit peu de matière fissile générant une explosion discrète. Depuis 2020, les rapports du département d’État américain accusent, sur la base d’informations classifiées, la Chine et la Russie de ne pas respecter “la norme du rendement zéro” et de pratiquer des expériences supercritiques – beaucoup plus faciles à étudier, il est vrai. “On pourrait détecter qu’une expérience est restée sous-critique en analysant les émissions gamma des matériaux à l’intérieur du container, ou mieux bien sûr, en donnant accès en temps réel à des experts indépendants à la courbe de criticité de la réaction”, suggère Julien de Troullioud de Lanversin. 

“Depuis quelques années, l’enjeu de la régulation des essais se concentre sur la transparence et la vérification de la sous-criticité”, confirme Benjamin Hautecouverture, à la Fondation pour la recherche stratégique. Comme preuve de sa bonne volonté, la NNSA a invité en novembre treize experts non gouvernementaux, dont Julien de Troullioud de Lanversin, dans son laboratoire militaire du Nevada. “Pour être clairs, nous n’avons pas invité la Russie ou la Chine à visiter nos sites, et nous ne le ferons que sur la base du principe de réciprocité, précise Craig Branson. Nous encourageons la Russie et la Chine à être plus transparentes. Ces deux pays ne partagent pas d’informations sur la modernisation de leur arsenal ou sur les activités de leurs sites d’essais nucléaires. C’est un problème, car cela accroît l’incertitude, compromet la stabilité et peut potentiellement conduire à la planification de scénarios catastrophes.”

Pas vraiment sereins

Il est vrai que les derniers rapports des spécialistes en stratégie ne transpirent pas la sérénité. La montée en puissance spectaculaire de l’arsenal nucléaire chinois, pour des raisons encore peu claires, est en train de vriller les cerveaux américains : d’après le Pentagone, Pékin pourrait disposer de 1 500 bombes H en 2035, soit à peu près autant que les forces déployées actuellement par les États-Unis et la Russie. Une situation inédite pour les États-Unis, qui se retrouvent désormais face à deux rivaux de poids équivalents ; “d’autant que la coopération est de plus en plus étroite entre la Chine et la Russie, notamment avec leurs patrouilles communes de bombardiers lourds”, note Tong Zhao, du Carnegie Endowment for International Peace. À quoi pourraient ressembler la stabilité et la sécurité mondiales avec trois acteurs nucléaires majeurs ? Quelle sera la réaction de l’Inde face aux nouvelles armes de son grand voisin ? Quid du Pakistan ? Et on ne vous parle même pas de l’arsenal nord-coréen toujours plus important et sophistiqué, ou d’une possible future bombe iranienne. 

Piratages, IA, deepfakes

Il n’y a pas que le contexte géopolitique. Les stratèges tremblent aussi à l’idée de devoir affronter pendant leurs prises de décision un afflux de deepfakes, sous la forme d’images satellites ou de vidéos entièrement façonnées par l’intelligence artificielle. “On peut imaginer des scénarios dangereux et déstabilisants comme celui d’une fausse mais très convaincante conférence de presse de Joe Biden annonçant une attaque nucléaire préventive contre la Chine, en pleine crise militaire dans le détroit de Taïwan”, spécule Ulrich Kühn, de l’Institut de recherche sur la paix et la politique de sécurité, à Hambourg. L’IA, mais aussi le piratage de plus en plus fréquent de satellites risquent de nuire à la compréhension des intentions de l’adversaire et d’induire en erreur les hauts gradés. “Même si les décideurs accordent évidemment plus de crédit aux rapports des services de renseignement qu’aux flux des médias sociaux, l’environnement informationnel actuel risque de brouiller les cartes stratégiques”, complète sa collègue Marina Favaro. En outre, plusieurs chercheurs disent redouter l’arrivée de l’IA dans la chaîne de commandement nucléaire, promettant des prises de décision fulgurantes… Non sans risque d’incidents ou d’escalades possiblement dévastatrices. “Les cinq grands États dotés de l’arme se sont engagés à ne pas intégrer l’IA dans les commandes de leurs armes nucléaires, mais un pays comme le Pakistan pourrait être tenté de rattraper son retard en intégrant ces algorithmes… ça pourrait être dangereux”, avertit Héloïse Fayet. 

Suspicions, tensions, montées en puissance, technologies émergentes… Tous les ingrédients d’un nouvel âge nucléaire semblent réunis ; un nouvel âge propice aux instabilités. On se frotte un peu les yeux pour y croire : trois décennies après la fin de la guerre froide, quinze ans après le discours de Barack Obama pour un monde sans armes nucléaires, la menace de la Bombe continue de planer avec insistance au-dessus de nos têtes. Et même si la probabilité d’un bombardement apocalyptique reste extrêmement faible – inutile d’y penser tous les matins –, cela fait toujours froid dans le dos de se rappeler que la sécurité mondiale repose en partie sur l’attention d’une poignée de scientifiques et le sang-froid de quelques personnes aux manettes. 

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