illustration du réchauffement de la Terre à +1,5°C@SHUTTERSTOCK - GEOSPACE/SPL

+1,5°C : Un nouveau monde

Ça y est, le cap est franchi : 2024 est la première année à dépasser +1,5°C, d’après les mesures du programme européen d’observation de la Terre Copernicus. Tout un symbole. Peut-on revenir en arrière ? Le climat risque-t-il de s’emballer ? Les climatologues tentent de prévoir les trajectoires...

par Vincent Nouyrigat,

Peut-on revenir en arrière ? Faute de parvenir à stabiliser la température mondiale sous + 1,5 °C de réchauffement, peut-on s’autoriser à dépasser ce seuil de quelques dixièmes de degrés, jusqu’à être enfin capables de ne plus émettre de CO2 dans l’air… pour ensuite inverser la tendance et revenir à un climat à peu près vivable, à + 1,5 °C à la fin du siècle – l’ambition de l’accord de Paris ? 

Le scénario paraît assez tentant. De plus en plus de rapports officiels présentent de rassurantes trajectoires de température bien lisses, qui promettent de revenir en un lieu plus sûr ; les experts parlent d’“overshoot”, de dépassement. “Au lieu d’atteindre cet objectif de + 1,5 °C par le bas, nous pourrions l’aborder par le haut”, illustre Andy Reisinger, vice-président du groupe sur l’atténuation du GIEC. 

Mauvaises surprises

Mais voilà, plusieurs études récentes révèlent que ce scénario salvateur serait en fait un pari très risqué, entre montée périlleuse et descente impossible ou aux effets imprévus. Avec la crainte de provoquer des dérèglements extrêmes et d’atteindre un point de non-retour. “On ne sait pas comment le système climatique pourrait réagir à ces trajectoires inédites d’émissions, il y a beaucoup d’incertitudes, plein de mauvaises surprises possibles… C’est un sujet de recherche naissant”, lâche Quentin Lejeune, auteur d’études pionnières sur le sujet à Climate Analytics.

D’abord, serions-nous au moins capables de maîtriser la montée en température ? À voir… Les puits naturels de carbone que sont les sols, les forêts et les océans ont eu l’amabilité d’absorber lors de la dernière décennie l’équivalent de 55 % de nos émissions de CO2 sur la même période ; autant d’alliés indispensables pour éviter l’emballement du climat. 

J’ai été effaré par l’affaiblissement extrême des puits de carbone en 2023… Je pense que nous avons été trop optimistes dans nos études

Philippe Ciais, spécialiste du carbone au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement

Or aujourd’hui, les signes inquiétants de défaillance se multiplient sous l’effet des canicules, des sécheresses, des incendies, des maladies et autres insectes ravageurs… “À cause notamment de la multiplication des coléoptères, on constate que la forêt française capte deux fois moins de carbone qu’il y a dix ans, et les derniers inventaires allemands montrent que leur forêt n’absorbe plus rien… Les modèles n’avaient pas du tout prévu ce phénomène”, avertit Philippe Ciais, spécialiste du carbone au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement. Avant d’enfoncer le clou : “J’ai été effaré par l’affaiblissement extrême des puits naturels en 2023 sous l’effet d’El Niño, la sécheresse en Amazonie, les feux canadiens qui ont émis autant de CO2 que l’Inde en une année… Je pense que nous avons été trop optimistes dans nos études.” D’autant plus que les zones humides du Globe en surchauffe commencent à libérer du méthane dans l’atmosphère à un rythme supérieur à celui des pires scénarios envisagés par les scientifiques du GIEC ; 1,4 million de tonnes en 2021, contre 0,9 million de tonnes prévu dans les trajectoires les plus funestes. 

Brutal

Les climatologues se penchent désormais sérieusement sur les risques de déstabilisation des principaux rouages du climat en surchauffe : les forêts tropicales et boréales, mais aussi les calottes polaires, les régimes de mousson, les courants marins… De fait, un niveau de réchauffement de + 1,5 °C à + 2 °C présente des risques non négligeables de transitions brutales : “Chaque dixième de degré supplémentaire augmente la probabilité de voir ces systèmes basculer, confirme Niklas Boers, modélisateur à l’Institut Potsdam. Je pense d’abord à la forêt amazonienne et à la mousson sud-américaine qui lui est associée, où nous avons détecté des pertes de stabilité. Mes études ont aussi montré un risque d’une fonte brutale de la calotte du Groenland.” 

Les glaciers de l’ouest de l’Antarctique suscitent également l’inquiétude quant à des processus non-linéaires inarrêtables… “À ces niveaux de température, on pourrait perdre aussi une partie significative du permafrost, complète Timothy Lenton, climatologue à l’université d’Exeter. On pourrait voir un effondrement du gyre de l’Atlantique Nord, et éventuellement de l’Amoc, la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique…” Beaucoup d’équipes sont en ce moment au chevet de ce courant dont le bon écoulement garantit la redistribution de la chaleur dans tout le bassin de l’Atlantique Nord – le climat de l’Europe en dépend étroitement. “Le risque de son effondrement est très mal connu, les modèles climatiques actuels sont trop grossiers pour bien le simuler”, se désole Didier Swingedouw, de l’université de Bordeaux. 

Nous rentrons vraiment en territoire inconnu

Soong-Ki Kim, à l’université de Yonsei

Les chercheurs ont beau scruter des indices statistiques subtils dans tous ces systèmes, ils s’avouent incapables de faire des prévisions précises – en attendant peut-être un exploit de l’intelligence artificielle. “Il n’y a aucun consensus sur l’indicateur qui pourrait nous prévenir qu’un effondrement est sur le point de se produire, nous ne sommes pas non plus capables de déterminer un seuil critique… On ne peut pas garantir qu’il ne se produira rien entre + 1,5 °C et + 2 °C”, résume Freddy Bouchet, physicien au Laboratoire de météorologie dynamique.

Agaçantes incertitudes

En tout cas, à ces niveaux de CO2 inédits dans l’histoire de notre espèce, il faut s’attendre à des surprises. Dans une étude parue mi-novembre, une équipe sud-coréenne révèle que la fonte de la banquise devrait déclencher en Arctique des oscillations climatiques semblables à El Niño : “Cela pourrait se produire dès +1,7 °C de réchauffement, nous rentrons vraiment en territoire inconnu”, lance Soong-Ki Kim, à l’université de Yonsei, à Séoul.

Bon, admettons que la montée en température – plus ou moins modeste – se déroule sans accroc jusqu’à ce que l’humanité n’émette plus aucun gaz à effet de serre. Les scénarios optimistes du moment tablent sur un dépassement de 0,4°C au-dessus de +1,5°C. Et ensuite, bonne nouvelle, la plupart des études montrent que le réchauffement global devrait alors cesser… Même s’il existe encore d’agaçantes incertitudes sur la possibilité d’un réchauffement “caché”, en partie lié à la capacité de l’océan, déjà porté à haute température, à continuer d’absorber la chaleur atmosphérique. “Nos dernières estimations montrent qu’il pourrait y avoir 15 % de réchauffement additionnel”, grince Thomas Frölicher, chercheur à l’université de Berne.

Le facteur océan

Mais n’y pensons pas, et entamons la descente de la courbe de température. Comment ?  Techniquement, l’affaire s’annonce très (très) compliquée : une réduction de 0,1 °C de la température globale exige d’absorber par divers moyens de géo-ingénierie au moins 150 milliards de tonnes de CO2, soit l’équivalent de quatre années d’émissions mondiales. Compliqué, vraiment… En dehors de la laborieuse reforestation ou création de nouvelles forêts ex nihilo, les nouvelles techniques de géo-­ingénierie pompent actuellement à peine 2 millions de tonnes par an ; on parle là de dispositifs encore contestés ou incertains de biocarburants, d’aspirateurs géants à CO2, de saupoudrage de charbon végétal ou de basalte concassé sur les sols, ou encore de poudres de fer et de carbonates déversées dans les océans. 

Et cela pourrait être encore plus difficile, car les fameux puits naturels de carbone se comporteraient très différemment dans une trajectoire descendante de CO2 – une question de gradient de pression partielle. “On ne comprend pas encore très bien ce qui pourrait se produire, mais nos résultats montrent que l’océan devrait relarguer du carbone dans un premier temps”, annonce Thomas Frölicher. “La nature se venge”, ironise Philippe Ciais. 

Je ne dis pas que l’overshoot est une solution à nos problèmes, non, c’est juste la prochaine étape d’une lutte permanente

Andy Reisinger, vice-président du groupe sur l’atténuation du GIEC

Le climat réagirait aussi étrangement à ce refroidissement forcé par les humains : certes, la température moyenne globale devrait retomber sagement ; en revanche, les climats régionaux et locaux ne sont pas forcément réversibles. “L’atmosphère réagit très vite au changement de température, mais les temps de réponse de l’océan sont beaucoup plus longs, on verrait se superposer ces réactions immédiates et décalées”, analyse Peter Pfleiderer, post-doctorant à l’université de Leipzig. Son étude publiée début 2024 montre que certaines zones du Globe continueront pendant plusieurs décennies à subir les affres du réchauffement, même en plein refroidissement global : l’océan Austral et la côte pacifique sud-américaine se réchaufferont toujours ; le Sahara, l’Afrique centrale et surtout l’Afrique de l’Ouest vont continuer de s’assécher ; les précipitations vont encore s’intensifier en Asie de l’Est ; les extrêmes vont en ­revanche s’apaiser et la banquise arctique pourrait se reconstituer, c’est toujours ça de pris. 

+40 centimètres

Mais d’autres études ont mis en avant une intensification des phénomènes El Niño et des tempêtes dans l’Atlantique Nord. Sans parler de l’océan, qui montera encore pendant des siècles, sinon des millénaires : “Nos calculs montrent qu’un long overshoot ajouterait 40 cm d’élévation du niveau marin d’ici à 2300”, précise Quentin Lejeune.  

“D’accord, mais nous ferons sans doute beaucoup moins de dégâts en essayant de faire redescendre la température plutôt que de rester indéfiniment au-dessus de + 1,5 °C, et peut-être nettement au-dessus, défend Andy Reisinger. Je ne dis pas que l’overshoot est une solution à nos problèmes, non, c’est juste la prochaine étape d’une lutte permanente.”

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