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Mais que se passe-t-il dans la 126e dimension ?
Pour la première fois, des mathématiciens sont en mesure de le confirmer : oui, les abysses de la 126e dimension abritent bien d’étranges objets. La fin de soixante-dix ans d’une chasse multidimensionnelle. Vertigineux.
Des trésors s’y cachent. C’est en substance l’annonce vertigineuse faite en décembre dernier par trois jeunes mathématiciens. Zhouli Xu, de l’université de Californie, à Los Angeles, Weinan Lin et Guozhen Wang, de l’université de Fudan, à Shanghai, ont confirmé que les abysses de la 126e dimension abritent d’étranges objets, des espaces mathématiques tordus à l’extrême. Une démonstration qui marque la fin d’une chasse multidimensionnelle de soixante-dix ans, appelée “problème de l’invariant de Kervaire”.
Bien que l’article en soit encore au stade de prépublication – et donc en attente d’une validation par un comité de lecture –, les pairs saluent déjà le travail : “Lin, Wang et Xu ont fait un grand saut dans l’inconnu, passer par le chas de cette aiguille était une tâche herculéenne, cela aurait pu échouer de plus de 4 fois 1031 façons !”, s’émerveille Haynes Miller, mathématicien émérite au Massachusetts Institute of Technology. “C’est un travail merveilleux, la dernière pièce manquante d’un très grand et vieux puzzle”, renchérit Ulrike Tillmann, au Mathematical Institute de l’université d’Oxford. Tous deux sont spécialistes en topologie. À la différence de la géométrie, cette branche des mathématiques s’affranchit de la notion de distance : les formes topologiques restent les mêmes quand elles sont déformées, à condition qu’elles ne soient ni percées ni déchirées. Une sphère est ainsi un espace topologiquement équivalent à un cube, mais très différente d’une bouée, à cause du trou au centre. Les topologues s’intéressent en particulier à un type d’espace, appelé “variété”, qui, localement, ressemble à l’espace euclidien classique. La sphère, par exemple, est une variété de dimension 2 : quand on la regarde de près, elle ressemble à un plan. Simple… sauf que plus on augmente le nombre de dimensions, plus ces variétés prennent des caractéristiques exotiques.
Élargir l’horizon
C’est dans cette aventure abstraite que le mathématicien John Milnor réalise en 1956 une percée qui lui vaudra la médaille Fields : il trouve une variété particulièrement étrange en dimension 7. De loin, elle ressemble à une sphère, mais de près, sa surface est tellement bosselée que les règles de calcul différentiel s’y appliquent différemment. Cette “sphère exotique” déclenche une foison de travaux. Dans la foulée, avec le Français Michel Kervaire et le Britannique William Browder, John Milnor démontre que dans la quasi-totalité des dimensions, toutes les variétés encadrées – une restriction technique – peuvent être transformées en sphères exotiques par un procédé appelé “chirurgie”. La méthode s’apparente vraiment à une opération médicale : un tore amputé d’un tronçon, puis suturé devient topologiquement une sphère. “C’est littéralement comme si vous cousiez des espaces”, illustre Ulrike Tillmann. “Nous pouvons couper puis coller des morceaux de variétés entre eux”, complète Zhouli Xu en mimant le geste des mains.
Ce qui élargit l’horizon. Cela permet aux spécialistes de se rendre compte qu’il existe des trésors encore plus dingues, des variétés tordues d’une façon si particulière qu’il est tout bonnement impossible de les changer chirurgicalement en sphère. Ils définissent alors un paramètre – l’invariant de Kervaire – qui vaut 1 pour ces variétés irrémédiablement emmêlées, et 0 dans le cas contraire. Et la chasse aux trésors de Kervaire 1 commence.
C’est un travail merveilleux, a dernière pièce manquante d’un très grand et très vieux puzzle
Ulrike Tillmann, mathématicienne au Mathematical Institute de l’université d’Oxford
“Les preuves de l’existence de ces variétés couvrent l’histoire de la topologie algébrique moderne : dans la dimension 2 en 1948, dans la 6 et la 14 en 1963, puis dans la 30 en 1967. Browder a alors prouvé que l’invariant de Kervaire est nul dans toutes les dimensions sauf celles de la forme (2n – 2), la 2, 6, 14, 30, 62, 126, 254, 510, etc.”, relate Haynes Miller. La chasse se focalise donc sur ces cas particuliers, les quatre premiers étant déjà réglés. Une nouvelle confirmation tombe en 1984 avec la dimension 62 – oui, il y existe bien des variétés de Kervaire 1. Puis plus rien.
Il faut dire que la majorité des équipes en topologie travaillent sur des variétés de basses dimensions, notamment celles de la 4e, aux comportements particulièrement étranges. “Pour ceux qui regardent la 3e ou la 4e, c’est trop lointain, trop excentrique”, atteste Bruno Vallette, à Sorbonne Paris Nord. “Lorsque la dimension devient de plus en plus grande, les formes deviennent plus complexes, plus tordues, décrit Zhouli Xu. Il est donc plus difficile d’établir une classification complète.”
Un raccourci
Au-delà de la dimension 3, toute visualisation devient impossible. “Il n’y a rien de métaphysique là-dedans, c’est une construction purement mathématique”, dédramatise Douglas Ravenel, mathématicien de l’université de Rochester. “J’avoue n’avoir aucun moyen de décrire comment se comportent les choses là-bas, admet Zhouli Xu. Mais nous pouvons construire et décrire n’importe quel espace dimensionnel. Il suffit d’ajouter des coordonnées” – un espace à 100 dimensions, c’est juste un ensemble de points dotés de 100 coordonnées.
En 2009, l’étau se resserre autour de la 126e dimension. Trois mathématiciens américains valident “l’hypothèse apocalyptique” qui indique que les variétés aux torsions extrêmes n’existent pas dans toutes les dimensions 2n – 2. “Nous avons trouvé par accident un moyen de résoudre ce problème, un peu comme si nous avions découvert un raccourci pour gravir l’Everest, raconte Douglas Ravenel. Nous avons montré que cela ne pouvait pas se produire dans la 254e, ni dans les dimensions supérieures. Il restait un seul cas incertain, la 126.”
Dans ces grandes dimensions, les formes deviennent plus complexes, plus tordues, les variétés peuvent être vraiment bizarres…
Zhouli Xu, mathématicien à l’université de Californie, à Los Angeles
Aujourd’hui encore, ce nombre reste énigmatique. “Pour autant que je sache, ce problème est la seule chose qui distingue cette dimension des autres. En dehors de ça, elle est aussi intéressante – ou peu spécifique, si vous voulez – que, disons, la 32 514”, relève Alexander Engel, mathématicien à l’université de Greifswald. Il faut le reconnaître : la toute nouvelle proposition de preuve de l’existence de sphères exotiques dans la dimension 126 est une plongée calculatoire et algorithmique de 66 pages absolument incompréhensible pour le commun des mortels. “Dans les dimensions 2, 6 et 14, ces variétés aux propriétés particulières ne sont pas dures à construire, remarque Alexander Engel. Mais dans les dimensions 30 et plus…” “Il me faudrait au moins un mois, et je ne suis pas sûr de comprendre”, juge même étienne Ghys, à l’ENS Lyon. Et de prévenir : “Ça me semble impossible à vulgariser à un non-mathématicien, et à vrai dire à l’immense majorité des mathématiciens.”
Comme un boulier…
Douglas Ravenel essaie quand même : “Ils ont réalisé une analyse très exhaustive d’une machine mathématique appelée ‘séquence spectrale d’Adams’. C’est éminemment compliqué, mais ils ont réussi à développer des outils basés sur beaucoup de programmation informatique.” Bruno Vallette prolonge : “Quand vous visitez une nouvelle ville, vous commencez par faire des lacets autour de votre hôtel. C’est un peu le même principe : on dessine des lacets – puis des sphères dans les dimensions supérieures – dans les espaces pour détecter les trous.” Le principe, c’est que l’ensemble de ces dessins, appelé groupes d’homotopie des sphères, code la valeur de l’invariant. “La séquence spectrale d’Adams est une sorte d’abaque, comme un boulier pour les calculer”, résume Ulrike Tillmann. La tâche s’apparente alors à suivre des points au fil des pages d’un atlas infini : “La séquence contient des éléments qui vont ou non disparaître. S’ils survivent, alors il existe une variété encadrée correspondant de l’invariant de Kervaire 1. S’ils meurent, aucun objet de ce type n’existe dans cette dimension”, achève Haynes Miller.
Pour la 126e, on comptait 105 possibilités pour qu’il n’existe pas de variétés irrémédiablement tordues. “Cela s’est avéré très puissant, reprend Zhouli Xu. Le programme a éliminé 101 des 105 possibilités. Nous avons dû inventer de nouvelles méthodes pour nous débarrasser de trois autres, et pour la dernière, il nous a fallu au moins dix pages pour écrire les arguments rigoureux qui le justifient.” Seuls quelques topologues peuvent mesurer vraiment l’exploit. Mais pour eux, c’est comme la preuve de l’existence de l’Atlantide, quelque part perdue dans les abysses.