
Objectif Mars : enquête sur le nouveau cap de la NASA
Exit la Lune, cap sur Mars avec vol habité ! Début mai, la Maison-Blanche a brutalement rebattu les cartes de l’exploration spatiale. Une nouvelle orientation périlleuse, qui déboussole les partenaires de la NASA.
L’annonce a été brutale, une brève publication de la Maison-Blanche, le 2 mai, suivie d’une salve de tableaux Excel, implacable suite de lignes comptables égrenant les projets spatiaux emblématiques de ces dernières années. La station Gateway en orbite autour de la Lune ? Annulée. La mission de retour d’échantillons de Mars ? Annulée. La mission Da Vinci vers Vénus ? Annulée. La méga-fusée SLS ? à la retraite après trois vols. Et la mission Artemis de retour sur la Lune s’arrêtera après l’étape 3, pas de base lunaire. Peut-être une brève expédition en 6 x 6 à travers les cratères glacés des pôles. Quelques pas sur le régolithe, et ce sera fini.
Sous le choc
Le changement de cap est radical. Pour la première fois, Washington propose un budget en baisse pour son agence spatiale : -4 milliards, soit -25 %. L’exploration planétaire est amputée de 30 % de ses fonds ; la science de 50 %… Tous les budgets sont en baisse, sauf un : celui de l’exploration habitée vers Mars, doté d’un milliard de dollars supplémentaires.
Objectif Mars ! Dès janvier, Donald Trump avait promis de “planter la bannière étoilée sur Mars”, et s’était bien gardé de faire mention du retour du programme Artemis – qu’il avait pourtant lui-même lancé en 2017. La Planète rouge comme eldorado, en accord avec Elon Musk, qui vise toujours cette cible. Ces derniers mois, alors qu’il dirigeait le Département d’efficacité gouvernementale, le patron de SpaceX ne s’est pas privé de scander le rêve martien. “Nous allons directement sur Mars. La Lune est une distraction ”, écrivait-il sur son réseau social X en janvier ; “Les atterrissages habités pourraient commencer dès 2029, bien que 2031 soit plus probable”, insistait-il en mars… Des déclarations à l’emporte-pièce qui apparaissent tout à coup plus sérieuses.
C’est violent. Tout est mis sur l’exploration humaine vers Mars. Artemis III est maintenue, mais ils étaient obligés, elle est déjà en cours d’intégration
Francis Rocard, responsable des programmes d’exploration au CNES, à Paris
Effacée donc la stratégie “Moon to Mars”, de la Lune vers Mars, poursuivie depuis dix ans. La Planète rouge devient le seul objectif, et pas avec des robots ; directement avec des humains. Les partenaires de la NASA ne peuvent que tenter de garder leur sang-froid. “C’est violent, souffle Francis Rocard, responsable des programmes d’exploration au CNES. Tout est mis sur l’exploration humaine vers Mars. La mission Artemis III est maintenue, mais ils étaient obligés, elle est déjà en cours d’intégration.”
L’Agence spatiale européenne a mis quelques jours à réagir : “L’ESA reste ouverte à une coopération avec la NASA sur les programmes destinés à être réduits ou supprimés, mais évalue néanmoins l’impact de ces mesures avec ses États membres en prévision du conseil de l’ESA de juin”, annonçait le 5 mai le directeur général Josef Aschbacher, avant de se rendre indisponible pendant un mois pour toute demande d’interview sur ce sujet.
Garder la tête froide
“Cela fait des décennies que l’Europe est en partenariat avec la NASA, c’est donc un bousculement. Cette relation commence à changer, réagit Orson Sutherland, qui dirige l’exploration de Mars à l’ESA. La suite va nous donner des détails, mais de toute façon, le cadre n’est plus tel qu’il était il y a douze mois.”
“Nous avons été très, très surpris, grimace Walter Cugno, responsable exploration et science de Thales, qui construit des éléments d’Artemis. Ces projets avaient reçu un agrément international, des accords avaient été signés entre les agences, les gouvernements… Nous devons garder la tête froide et laisser nos institutions faire leur travail. ”
Certes, ce budget doit être voté au Congrès à l’automne. “C’est la première phase dans une négociation. On ne saura pas comment cela va finir avant la fin de cette année, au plus tôt”, précise Orson Sutherland. “C’est une proposition, le début d’un bras de fer budgétaire, analyse de son côté Arnaud Saint-Martin, spécialiste des politiques spatiales au CNRS. Mais il est probable que la direction va rester. C’est cohérent : la Lune n’a jamais été l’objectif de Donald Trump, même en 2017, lors du lancement du programme Artemis.” Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, renchérit : “C’est si violent que le filtre du Congrès va être important, certains budgets vont sans doute être sauvés, mais la tendance va rester.” La NASA, elle, s’abstient de tout commentaire. “De notre côté, on fait un peu l’autruche, avoue Nicolas Mangold, astrophysicien spécialiste de Mars à l’université de Nantes. Nous continuons d’étudier le prochain site de prélèvement d’échantillons pour Perseverance, sans savoir si nous pourrons les rapporter sur Terre…”
Mars est un point de fuite de tous les programmes spatiaux depuis Apollo, une intuition originelle
Arnaud Saint-Martin, sociologue au CNRS, à Paris
Objectif Mars. Quand on y regarde de plus près, l’idée a toujours été là, depuis la création de la NASA et les premiers rêves de voyage spatial. La Lune a toujours été considérée comme un entraînement. “Mars est un point de fuite de tous les programmes spatiaux depuis Apollo, comme une intuition originelle”, observe Arnaud Saint-Martin.
Sans compter la pression mise par la Chine, qui déroule méthodiquement son programme d’exploration lunaire : mission de retour d’échantillons en 2020, retour d’échantillons de la face cachée en 2024, et 2030 pour une arrivée avec des taïkonautes. “L’un des thèmes qui montent aux États-Unis, c’est l’idée que la Chine sera sur la Lune avant eux, pointe Arnaud Saint-Martin. Il y a donc deux options : soit on accélère, soit on fait l’impasse sur la Lune et on mise tout sur Mars. C’est cette seconde option qui a été privilégiée.”
Un fétiche
Et sans doute Donald Trump ne pouvait-il pas se soustraire à ce passage obligé pour tout président américain depuis Kennedy : donner une perspective spatiale – une nouvelle frontière à conquérir qui résonne avec le mythe du pionnier. “Au-delà des rapports de force entre nations, le programme spatial est un fétiche de la culture politique américaine”, analyse Arnaud Saint-Martin.
Mars est un lieu mythique. Avant même le début de l’ère spatiale, on y imaginait des canaux, des extraterrestres. “C’est le territoire inconnu, le lieu des grandes histoires, des grandes odyssées, bien plus que la Lune, pour laquelle l’imaginaire est beaucoup plus sec”, décrit l’historien des sciences Jacques Arnould, expert en éthique au CNES.
Super teaser
Une contrée mystérieuse dont l’aura n’a fait que grandir avec les explorations robotisées. Oui, il y a bien des canaux, des rivières, des lacs, même s’ils sont asséchés. Oui, Mars a été couverte d’eau liquide il y a 3,5 milliards d’années, et donc potentiellement habitable. On vient de découvrir qu’il y avait tout un cycle du carbone, d’intenses précipitations de neige et de pluie, et qu’il y a des molécules organiques dans les roches anciennes, “de longues chaînes de molécules de carbone qui, sur Terre, sont impliquées dans la biologie, même si sur Mars on ne peut pas en dire autant”, précise Nicolas Mangold. “Le teaser est incroyable, sourit William Rapin, qui travaille sur les missions martiennes robotisées à l’Irap, à Toulouse. On a trouvé de la matière organique ; des milieux propices à la combinaison de la matière organique en formes complexes ; des polymères… Les preuves s’accumulent.”
Mon intuition me dit qu’une mission habitée vers Mars au début des années 2030 est irréalisable
Benjamin Tutolo, planétologue à l’université de Calgary, au Canada
Aller sur Mars pour explorer, trouver la vie extraterrestre, affirmer sa suprématie technologique… Les raisons ne manquent pas. Tout comme les contre-arguments : ne ferions-nous pas mieux de consacrer nos efforts à préserver la Terre ? Et surtout, est-on prêts ? “Certainement pas !, s’exclame Francis Rocard. Technologiquement, on est loin du compte.” “Mon intuition me dit qu’une mission habitée vers Mars au début des années 2030 est irréalisable”, abonde Benjamin Tutolo, l’auteur de la découverte du cycle du carbone martien, à l’université de Calgary. “On n’est pas du tout prêts”, tranche Nicolas Mangold.
“Pour l’ESA, Mars est un horizon pour 2040, et sous la forme d’un partenariat, cadre Orson Sutherland. Avant de nous lancer, il faut les systèmes de communication, de navigation, de survie, développer des infrastructures, comprendre l’environnement, les risques pour les astronautes, l’impact sur l’environnement martien…” Walter Cugno pointe le même horizon : 2040.
Pharaonique, exorbitant !
La NASA elle-même, par la voix de son dernier rapport publié en décembre dernier, dresse la liste des lacunes technologiques d’une mission martienne : schéma de mission, propulsion, atterrissage, décollage de Mars, protection des astronautes… En parallèle, un collectif de spécialistes européens s’est organisé pour dresser un vaste état des lieux, sous la forme d’un livre scientifique publié l’année dernière. Leur constat : “Aucun concept de mission n’est parfait, tous posent des défis majeurs et nécessitent des développements technologiques importants.”
Et tous les experts de rappeler qu’il y a un monde entre la Lune et Mars. Un voyage 600 fois plus long, de trois ans au moins, exposé aux radiations délétères et à la microgravité, à des températures glaciales, des tempêtes de poussières. Selon les schémas de la NASA, il faudrait 10 à 17 lancements de fusées pour une seule mission, de 4 à 6 astronautes. “Dans les années 1960, on imaginait aller sur Mars quinze ans plus tard, rappelle Jacques Arnould. Nous n’y sommes pas encore parce que c’est incroyablement difficile et compliqué. C’est un projet pharaonique – exorbitant, pour utiliser un terme spatial.”
Et le coût du voyage ? Éternel débat. Au moins 100 milliards, s’accordent à dire les experts – la mission Apollo vers la Lune avait coûté 280 milliards, en dollars constants. “Est-ce très cher ? Est-ce raisonnable ?, sourit Jacques Arnould. La pertinence de cet investissement est un débat passionnant.”