Black-out en espagne, 28 avril 2025 à Barcelone@ Josep LAGO/AFP

Black-out ! Les nouvelles failles du réseau européen

On se souvient de la panne géante qui a paralysé l’Espagne et le Portugal en avril… Après des mois d’enquête, les spécialistes commencent à comprendre ce qui s’est passé. Et ils insistent : tous les pays européens doivent en tirer les leçons.

par Vincent Nouyrigat,

“Des variations brusques de tension” qui pourraient avoir “un impact sur la sécurité de l’approvisionnement” et qui exigent “des changements urgents”. Dans une lettre adressée le 29 septembre à l’administration, l’opérateur espagnol REE a fait clairement part de ses inquiétudes sur les instabilités de son réseau. Une alerte d’autant plus frappante qu’elle intervient cinq mois seulement après le black-out qui a privé d’électricité l’ensemble de la péninsule ibérique pendant une dizaine d’heures. Souvenez-vous, c’était le 28 avril 2025, à 12 h 33 précisément. “Ce jour-là, l’Europe entière aurait pu plonger dans le noir”, souffle Jean-Luc Thomas, responsable de la chaire ­électrotechnique au CNAM, le Conservatoire national des arts et métiers. L’Espagne et le Portugal sont en effet reliés à cette immense “plaque électrique européenne” synchronisée à 50 Hz, qui alimente 400 millions de personnes dans 27 pays. Autant dire que leurs problèmes d’instabilité nous concernent tous…

C’était un black-out sans précédent, ce phénomène n’avait jamais été envisagé ni même théorisé

Damian Cortinas, à la tête d’ENTSO-E, l’association européenne des gestionnaires de réseaux électriques

L’effondrement du printemps dernier a déjà fait l’objet de plusieurs rapports techniques, mais ses causes exactes demandent encore à être éclaircies. “C’est la plus grande panne en Europe depuis vingt ans, on sent que les opérateurs et les gouvernements sont très impatients de pouvoir en tirer des leçons, témoigne Damian Cortinas, à la tête d’ENTSO-E, l’association européenne des gestionnaires de réseaux électriques, qui a mobilisé 45 experts pour mener l’enquête, dont les résultats seront dévoilés début 2026. L’attente est très grande, sachant que nous avons assisté ici à un black-out sans précédent, une cascade de surtensions encore jamais vue en Europe et peut-être dans le monde. À vrai dire, ce phénomène n’avait jamais été envisagé ni même théorisé…” “C’est conceptuellement très différent de ce que l’on connaissait, j’avoue avoir été estomaqué quand j’ai vu pour la première fois les données”, confirme Antonio Gomez-Exposito, chercheur en génie électrique à l’université de Séville. 

Un réseau hétéroclite

“Historiquement, nous avons eu des grandes pannes liées à des problèmes de sous-tension ou de fréquence, là c’est nouveau, on essaie de comprendre”, rembobine Jean-Luc Thomas. “La spécificité de cet événement majeur, c’est aussi qu’il a eu lieu sur un système comportant beaucoup d’énergie renouvelable”, fait remarquer Damia Gomila, chercheur à l’université des îles Baléares. L’Espagne donne en effet un avant-goût des réseaux du futur, avec parfois des journées à 80&nbps;% de production éolienne et solaire, et même des pointes à 80 % de photovoltaïque atteintes une semaine avant le black-out ; cette funeste journée du 28 avril, magnifiquement ensoleillée, partait sur les mêmes bases.

Forcément, la question se pose avec la croissance rapide des renouvelables dans toute l’Europe : faut-il s’attendre à une multiplication des pannes de ce genre ? Il est vrai qu’il faut apprendre à faire fonctionner un nouveau réseau hétéroclite. Avec, d’un côté, l’ancien monde des centrales traditionnelles – nucléaire, thermique, hydro­électricité – actionnant leurs alternateurs, des machines qui génèrent et imposent au réseau leur propre tension sinusoïdale à 50 Hz ; des machines lentes mais rassurantes, car ces rotors massifs possèdent une grande inertie qui permet d’absorber les variations de fréquence ou de tension. De l’autre côté, il y a le nouveau monde, celui des panneaux photovoltaïques et des éoliennes reliées au réseau par des convertisseurs de puissance ; des systèmes électroniques dépourvus de toute inertie mécanique, qui souvent se contentent de mimer le signal de tension qu’ils perçoivent sur la ligne et qui sont susceptibles d’envoyer leurs flux d’énergie quasi instantanément, au gré des éléments ou des fluctuations des prix du marché. “Dans la conduite des réseaux, nous avions pour habitude de raisonner avec des équations physiques sur des systèmes lents, et non sur de l’électronique ultrarapide. C’est une mutation comparable au passage de l’analogique au numérique – et tout le monde ne l’a pas compris”, pose Patrick Panciatici, grand expert des réseaux, anciennement associé au Laboratoire des signaux et systèmes.

Un courant bizarre

“La pénétration croissante des renouvelables introduit une nouvelle couche de complexité dans la dynamique des réseaux”, reconnaît Ricardo Bessa, du Centre pour les systèmes électriques et énergétiques à l’université de Porto. Le problème ne vient pas tant des énergies éolienne ou solaire que des équipements qui les accompagnent. Cette multitude d’appareils électroniques en interaction peut générer des phénomènes déstabilisants : “Plusieurs études rapportent que les appareils de contrôle des énergies renouvelables sont à l’origine d’oscillations sur les réseaux, il y a eu des incidents”, évoque Jan Wachter, de l’Institut de technologie de Karls­ruhe ; les systèmes d’un grand parc éolien offshore ont par exemple été impliqués dans un black-out en Grande-Bretagne, le 9 août 2019. De nouveaux types d’oscillations qui peuvent d’autant mieux prospérer que l’électronique ne présente aucune inertie. “Le comportement des convertisseurs de puissance dans un réseau à faible inertie est un sujet de recherche très actif”, confirme Ali Mehrizi-­Sani, directeur du Power and Energy Center à Virginia Tech. “C’est un risque connu des gestionnaires de réseaux mais mal compris, il échappe aux modèles classiques”, souligne Jérôme Buire, du laboratoire de génie électrique de Grenoble.

La maîtrise de la tension, c’est la base de la base. À force de jouer au bord de la falaise…

Patrick Panciatici, grand expert des réseaux, anciennement associé au Laboratoire des signaux et systèmes

Or justement, le 28 avril, une oscillation de 0,6 Hz encore jamais vue est apparue vers 12 h 03 en Espagne ; il semblerait qu’elle provienne d’une centrale photo­voltaïque majeure de la province de Badajoz, en Estrémadure. “Je suis en train de regarder ça de près, car j’ai l’impression d’avoir vu ce type d’oscillations dans mes dernières expériences en laboratoire, réfléchit Jérôme Buire. Mais c’est peut-être un dysfonctionnement ou une perturbation venant d’une autre zone que le parc photovoltaïque a amplifiée… Ces systèmes ne font que reproduire le courant qu’ils détectent, s’ils perçoivent un courant bizarre, alors ils génèrent un courant bizarre.”

Gorgé de photovoltaïque

Au-delà de ces oscillations étranges et du manque d’inertie, ce black-out révèle surtout un déficit de contrôle du voltage sur les lignes. Le problème, c’est que le 28 avril, en Espagne, seules les centrales classiques étaient chargées d’assurer le contrôle dynamique de la tension. Les innombrables installations photo­voltaïques et éoliennes n’assuraient pas ce service, qui consiste à faire varier l’injection ou l’absorption de “puissance réactive” dans le réseau afin de faire monter ou baisser la tension. Ce matin-­là, seuls onze groupes de production nucléaire, à gaz ou à biomasse assuraient ce contrôle – et ils n’ont pas tout bien fait –, avec un manque criant dans le sud du pays, gorgé de photovoltaïque. 

“D’après nos calculs, cette configuration ne permettait pas au système de supporter des pertes imprévues de production”, avance Luis Rouco, de l’université pontificale de Comillas. “Il y a une pression économique croissante pour maximiser l’utilisation des renouvelables bon marché et réduire le coût d’exploitation des centrales conventionnelles qui fournissent ces services de contrôle”, constate Damia Gomila. “La maîtrise de la tension, c’est la base de la base, c’est connu depuis les débuts des réseaux électriques, sermonne Patrick Panciatici. À force de jouer au bord de la falaise…” À force, eh bien, le système s’est effondré, après la déconnexion d’un transformateur à Grenade et le décrochage de deux centrales solaires en Estrémadure, suivi d’un stupéfiant effet domino sous l’effet de surtensions. Des déclenchements pas toujours pertinents et difficiles à expliquer. “Il faut dire que les plans de défense sont prévus pour affronter des black-out provoquant des sous-tensions, pas des surtensions”, fait remarquer Damian Cortinas. “La plupart des systèmes de protection ont été conçus pour des centrales classiques, et pas des systèmes électroniques de puissance”, complète Ali Mehrizi-Sani.

On voit apparaître des profils de tension atypiques, qui exigent de nouveaux équipements, de nouveaux modèles

Antonio Gomez-Exposito, chercheur en génie électrique, université de Séville

La tension est d’autant plus compliquée à gérer que les flux d’électricité renouvelable sont difficilement lisibles. Auparavant, la production d’électricité centralisée était injectée dans le réseau de transport longue distance constitué de lignes très haute tension – 400 000 volts, 220 000 volts… – qui maillent le territoire d’un pays, pour ruisseler ensuite vers le réseau de distribution de moyenne et basse tensions afin d’alimenter l’industrie et les foyers. Mais aujourd’hui, les parcs éoliens et solaires, les centaines de milliers de panneaux installés sur les toits sont majoritairement reliés à ce réseau de proximité “qui était jusqu’ici considéré comme passif, avec très peu d’appareils de mesure, et où la tension était censée baisser naturellement”, grimace Jérôme Buire. “Lors des journées ensoleillées et quand la demande est faible, souvent au printemps et en automne, l’énergie excédentaire venant du photovoltaïque circule des niveaux inférieurs vers le réseau de transport, soit l’inverse de ce qui se produisait avant, détaille Antonio Gomez-Exposito. On voit apparaître des profils de tension atypiques, qui nécessiteraient de nouveaux équipements, de nouveaux modèles et outils de calcul.”

En France aussi

Des pics de tension apparaissent et les chefs d’orchestre du réseau de transport n’ont pas accès au détail de ce qui se déroule sur ce réseau local, qui participe pourtant de plus en plus aux équilibres et déséquilibres ; l’espagnol REE s’en est plaint après le black-out, durant lequel des phénomènes intrigants de déconnexion massive ont pu faire croire à une cyberattaque. “Nous avons eu du mal à obtenir des données de la part de certains producteurs et distributeurs espagnols d’électricité… Les informations n’existent pas toujours, beaucoup de parcs de renouvelables n’ont pas de mesures de qualité”, signale Damian Cortinas. “En France, il y a aussi des problèmes de coordination à l’interface entre les réseaux de transport et de distribution, ce n’est pas fluide, le dialogue n’a pas encore abouti”, regrette Patrick Panciatici.

Une impasse ? Toute la technologie nécessaire est disponible pour stabiliser les réseaux à fort taux d’énergies renouvelables. Des logiciels peuvent simuler une forme d’inertie proche de celle des machines physiques ; des convertisseurs en “grid-forming” sont capables de générer leur propre onde de tension ; des condensateurs, des inductances, des compensateurs synchrones ou des systèmes STATCOM peuvent aider à maîtriser la tension à des endroits stratégiques, en émettant très peu de CO2. “Nous avons un programme d’installation d’inductances sur le réseau français”, relève Nathalie Lemaître, de RTE. 

“Pas besoin de faire des dépenses faramineuses, il faut avant tout modifier les ‘grid codes’, les règles d’exploitation des réseaux qui ont autorisé les parcs éoliens et photovoltaïques à se connecter sans leur imposer d’assurer la régulation de la tension, expose Patrick Panciatici. On voulait les soutenir et alléger leurs contraintes, mais cela doit évoluer. L’éolien a tout loisir de le faire, avec son facteur de charge de seulement 30 %, de même que le photovoltaïque la nuit.” Les convertisseurs de puissance nouvelle génération ont d’ailleurs intégré cette fonction, “ce n’est pas compliqué techniquement, il faut renforcer ces exigences dans les pays européens”, milite Damian Cortinas. “Une concertation va être ouverte en 2026 pour que les renouvelables assurent cette fonction sur le réseau français, on voudrait aussi que les batteries y participent”, note Natha­lie Lemaître. Sous le choc, l’Espagne est d’ailleurs en train de revoir sa procédure de régulation de la tension vieille de vingt-cinq ans. “REE en avait fait la demande dès 2020 à la commission nationale des marchés et de la concurrence, mais il fallait trouver un moyen de rémunérer ce service par le biais de mécanismes de marché – ce n’est pas facile. Et puis l’accident est arrivé, parce qu’on a géré un réseau du XXIe siècle avec les méthodes du XXe siècle…”, peste Antonio Gomez-Exposito.

Pas insurmontable

La transition énergétique n’est pas vraiment en cause ici. “Les black-out semblent inévitables, quel que soit le type de réseau, il faut l’accepter”, relativise Jérôme Buire. Et il y a un large consensus scientifique sur la grande stabilité – au moins théorique – des réseaux 100 % renouvelables sans aucun moyen de production conventionnelle. Mieux, les preuves de bon fonctionnement de réseaux électriques très renouvelables se multiplient, en particulier sur les îles, comme en Irlande, à Madère, aux Açores, à Hawaï… “Cela devrait servir de modèle au grand réseau européen inter­connecté”, lâche Ricardo Bessa. “Ce n’est pas insurmontable, conclut Patrick Panciatici. On a tendance à oublier qu’il a été extraordinairement difficile d’intégrer les centrales nucléaires peu flexibles et très puissantes au réseau français, cela a exigé des efforts considérables… Il n’y a pas de raison que l’on n’y parvienne pas avec l’éolien et le solaire.” À condition de tirer les leçons du black-out espagnol.

Un article à retrouver dans Epsiloon n°54
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