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Hydrogène, la fin d’un rêve industriel
Tout le monde y a cru, les industriels, les états, l’Union européenne. C’était l’énergie verte par excellence, le nouveau pétrole ! Sauf qu’aujourd’hui tout s’arrête. Trop cher, trop instable, avec un mauvais rendement… l’emblème du développement durable est une impasse.
À Vendôme, en juillet dernier, sur une photo de La Nouvelle République, deux tractopelles s’activent entre des débris de chantier. Sur cette zone désormais déserte, il était prévu que l’entreprise Elogen installe une “méga-usine” de production d’électrolyseurs – des machines qui permettent de transformer des molécules d’eau en gaz hydrogène par le biais d’un courant électrique. Mais l’industriel a finalement annoncé “suspendre” le projet au début de l’année 2025. En cause : l’absence de commandes et des difficultés financières. Même constat du côté de McPhy, lui aussi censé massifier la fabrication d’électrolyseurs près de Belfort : l’ex-“champion français de l’hydrogène” met la clé sous la porte après avoir cédé une partie de ses actifs à son concurrent belge John Cockerill.
Une trahison
Au niveau des sites de production d’hydrogène, sur les quinze projets en lice pour bénéficier de subventions européennes, la moitié ont finalement retiré leur dossier de candidature. Et ce n’est guère mieux à l’autre bout de la chaîne : Renault, le constructeur de bus Safra, Airbus, Alstom, jusqu’à ArcelorMittal, censé recevoir 850 millions d’euros de subventions pour installer des équipements de production d’acier à partir d’hydrogène bas carbone. Tous les programmes sont annulés ou “mis en pause”. Même le pionnier Stellantis, qui produit des utilitaires légers à hydrogène dans le Nord, raccroche : “une trahison” pour Philippe Boucly, président de France Hydrogène, lobby de la filière française.
C’était prévisible, il n’y a plus grand monde pour croire à une économie hydrogène
Étienne Beeker, ancien conseiller scientifique chez France Stratégie
Énergie “propre”, “de demain”, voire “nouveau pétrole” ou “carburant éternel”, l’hydrogène avait été érigé en héros de la décarbonation, il incarnait le rêve de résoudre le problème du réchauffement climatique pour les transports et l’industrie. Sur la base de deux atouts majeurs : ce gaz composé de molécules à deux atomes d’hydrogène est riche en énergie, donc théoriquement utilisable comme combustible. Et il est dépourvu d’atomes de carbone, contrairement aux combustibles fossiles. Ainsi, brûler un kilo d’H2 libère trois fois plus d’énergie qu’un kilo d’essence, tout en générant seulement de l’eau. Il suffirait donc de le produire sans dégager de carbone – par électrolyse de l’eau à partir d’éoliennes ou de panneaux solaires –, pour bénéficier d’un vecteur d’énergie qui préserve la planète de la surchauffe. Un vieux rêve : dès les années 1960, le physicien Cesare Marchetti imaginait le Japon devenir “l’Arabie saoudite du XXIe siècle” en mobilisant des îles coralliennes au milieu de l’océan pour construire des centrales nucléaires reliées à des électrolyseurs – la presse scientifique de l’époque relayait volontiers le fantasme d’une société carburant à l’hydrogène. Dans les années 2000, Jeremy Rifkin, influent essayiste américain, envisageait carrément de mettre en place des systèmes hydrogène au pied de chaque bâtiment de manière à “stocker” l’électricité sous forme gazeuse et compenser ainsi les variations de puissance inhérentes à la production d’électricité solaire et éolienne. Il vend alors le rêve hydrogène, au fondement de sa “troisième révolution industrielle”, sous forme de “master plan” à des collectivités, comme la région Nord-Pas-de-Calais en 2012, pour la somme de 350 000 euros.
Trop ambitieux
De retour en 2025, force est de constater que les territoires ne carburent toujours pas à l’hydrogène, au contraire. Montpellier vient de renoncer à l’acquisition de bus à hydrogène au profit de l’électrique ; Dijon abandonne l’idée de convertir l’ensemble de ses bus et bennes à ordures ; l’Ile-de-France revient sur l’ambition de déployer massivement la technologie dans la région ; Lyon lâche l’hydrogène pour la liaison vers le Val de Saône. “Je ne conseille pas aux collègues de s’engager dans le domaine de la mobilité hydrogène à court terme, sauf s’ils cherchent à apprendre à maîtriser la technologie”, témoigne Cyrille Moreau, vice-président de la métropole Rouen Normandie. Celle-ci a engagé quelque 20 millions d’euros pour acheter des bus à hydrogène, une station-service alimentée par un électrolyseur et des panneaux solaires. Les 14 bus (sur une flotte de 400) ayant à eux seuls coûté 11,2 millions, soit « deux fois plus que des bus 100 % électriques et quatre fois plus que des bus thermiques ». Et faute d’hydrogène renouvelable disponible (l’électrolyseur acheté par la métropole n’est pas prêt), ces bus sont ravitaillés avec de l’hydrogène fossile, sans aucun bénéfice donc d’un point de vue climatique.
Objectif : neutralité carbone
Pour les industriels, les collectivités, le principal problème de l’hydrogène bas carbone, c’est son coût. Outre les investissements initiaux, le gaz produit à partir d’électricité renouvelable reste en effet deux à cinq fois plus cher que le gaz hydrogène issu de ressources fossiles. “On a oublié de se demander si le client était en mesure de payer”, analyse Philippe Boucly. “C’était prévisible ! réagit étienne Beeker, ancien conseiller scientifique chez France Stratégie, auteur d’une note d’analyse critique sur l’hydrogène dès 2014. Je pense qu’il n’y a désormais plus grand monde pour croire à l’émergence d’une économie hydrogène dans les conditions actuelles.”
Et pourtant, il y a encore cinq ans, c’était le grand emballement. En juillet 2020, cinq mois à peine après le début de la pandémie de Covid, la Commission européenne fixe un cap appelé “Stratégie hydrogène pour atteindre la neutralité climatique”. Dès juin 2020, l’Allemagne établissait sa vision stratégique, requérant 9 milliards d’euros d’investissements publics. “Elle a été pionnière en travaillant dès 2011 à son plan Energiewende après l’accident de Fukushima, avec pour but de stocker l’énergie renouvelable”, retrace étienne Beeker. La France publie sa stratégie dans la précipitation, en septembre de la même année, laquelle devait être dotée de 9 milliards d’euros sur dix ans. L’Espagne et le Portugal suivent, les financements publics promis à la filière s’élevant alors à au moins 7 milliards d’euros. En tout, ce sont près de 56 milliards d’argent public qui sont promis au secteur par l’Union européenne et les États membres. Au-delà, selon l’AIE, l’Agence internationale de l’énergie, 65 pays dans le monde se sont dotés d’une stratégie, contre à peine une dizaine avant 2020.
On m’a dit de me taire, que c’est un “message politique fort”… Mais les faits sont têtus !
Philippe Boucly, président de France Hydrogène
La crise mondiale du Covid-19 marque donc un tournant. Les enjeux sanitaires et économiques ont pris le pas sur les objectifs climatiques. Hydrogen Europe, chargé de défendre les intérêts de la filière européenne auprès de responsables politiques, mène une campagne de lobbying terriblement efficace, arguant que l’Europe disposerait “de la capacité industrielle nécessaire” pour déployer “rapidement et à moindre coût” un réseau de production et de distribution du gaz hydrogène, utilisable par des secteurs aussi variés que les transports, l’industrie, les bâtiments… “J’ai synthétisé à Diederik Samsom [alors chef de cabinet du vice-président de la Commission européenne] notre merveilleux plan pour sauver le Green Deal et réconcilier transition écologique et politique industrielle. Les deux en même temps !” confiait Jorgo Chatzimarkaki, président de Hydrogen Europe. Et ça fait mouche ! Les chiffres des industriels sont repris à l’identique : l’objectif européen officiel est fixé à 10 millions de tonnes d’hydrogène renouvelable produit en Europe d’ici à 2030, grâce à l’installation d’électrolyseurs d’une puissance cumulée d’au moins 40 gigawatts. C’est colossal. À titre de comparaison, moins d’un million de tonnes d’hydrogène dit “bas carbone” a été produit dans le monde en 2024, d’après l’AIE. Et la capacité de production mondiale des électrolyseurs atteignait à peine le 1,4 GW fin 2023.
Aucune étude d’impact
Les objectifs étaient déjà impossibles à atteindre, et voilà que la Commission européenne les réhausse une nouvelle fois, en 2022, au moment de l’invasion de l’Ukraine. “Avec REPowerEU, la Commission double tout. On passe de 10 millions de tonnes d’hydrogène bas carbone à 20 millions, dont la moitié importées ; de 25 vallées hydrogène à 50. Sans études d’impact !”, lance Philippe Boucly, amer, citant un rapport sévère de la Cour des comptes européenne paru en juillet 2024, selon lequel “les objectifs étaient trop ambitieux”. “On m’a dit de me taire, que c’est un ‘message politique fort’… Mais les faits sont têtus !”, souffle-t-il.
En France, les objectifs sont abaissés de 30 % (de 6,5 GW d’électrolyseurs installés d’ici à 2030 à 4,5 GW) dans la version révisée de la stratégie nationale hydrogène, publiée en avril 2025. “Au moins la France a-t-elle eu l’honnêteté de baisser ses objectifs. Même s’il est toujours peu plausible qu’on les atteigne”, commente Ines Bouacida, chercheuse pour l’Institut du développement durable et des relations internationales, chargée de suivre les développements relatifs à l’hydrogène. Où en sont d’ailleurs les aides publiques promises à la filière ? “Sur les 9 milliards, entre 2 et 3 milliards auraient été engagés. Je n’ai pas dit ‘dépensés’, j’ai dit ‘engagés’”, affirme Philippe Boucly.
Loin du compte
Outre la question des coûts, la production massive d’hydrogène renouvelable nécessiterait de sacrés paquets d’électrons : pour décarboner le volume d’hydrogène fossile produit actuellement, il faudrait flécher 1,5 fois la quantité d’électricité consommée chaque année par l’Union européenne. Sans parler des multiples étapes de transformation qui plombent le rendement final, et rendent la techno peu attractive face à des alternatives 100 % électriques. “Il y a des projets qui s’annulent, certes, mais d’autres qui sont prêts à se concrétiser. C’est un processus plutôt normal dans la mesure où il s’agit de créer une toute nouvelle chaîne de valeur”, nuance Ines Bouacida. “Prenons l’automobile : la filière a mis plusieurs décennies à se mettre en place !”, relativise Florence Lambert, présidente chez Genvia, entreprise créée en 2021 par le CEA et SLB, une multinationale parapétrolière, qui développe la prochaine génération d’électrolyseurs et bénéficie de 200 millions d’euros d’aides publiques pour lancer son usine à Béziers. “Il ne faut pas tout laisser tomber, et il faut continuer de rêver grand sur des marchés qui existent déjà”, clame-t-elle. Genvia s’est d’emblée positionnée sur la grosse industrie, au lieu de la mobilité routière, et expérimente son électrolyseur sur un site spécialisé en acier électrique, chez ArcelorMittal. “Nous sommes aussi en contact avec des raffineurs, des producteurs d’ammoniac, avec notre actionnaire Vicat, un cimentier, des ensembliers… en Europe, au Moyen-Orient et en Asie.”
En fumée
La stratégie européenne encourage, elle aussi, la filière et les États membres à flécher en priorité l’hydrogène bas carbone vers des secteurs qui consomment déjà de l’hydrogène fossile. Et cela peut sembler malin : la production mondiale a atteint les 100 millions de tonnes en 2024, 99 % du volume provenant de ressources fossiles (gaz en tête), à travers des processus industriels responsables d’environ 2 % des émissions mondiales de CO2. Près de la moitié de cet hydrogène est utilisé par les raffineurs pour retirer les particules de soufre des carburants fossiles, le tiers pour fabriquer des molécules d’ammoniac destinées aux engrais azotés. En réalité c’est ça l’économie hydrogène. Le vernis écologique du projet se craquelle, le rêve technosolutionniste part en fumée. L’hydrogène devait participer à la lutte contre le réchauffement climatique. Il risque juste d’y contribuer un peu plus.