Le sens des nombres : la preuve par le poussin
Ils additionnent, soustraient, reconnaissent des proportions et en ont même une représentation spatiale dès la naissance. Les poussins le prouvent : le sens du nombre est inné.
Sous son air innocent, c’est finalement le poussin qui a permis de trancher la vieille question du caractère inné ou acquis de l’arithmétique élémentaire. Le nombre 5, par exemple, cette quantité commune à un groupe de cinq individus ou à un tas de cinq cailloux : comprendre le sens de ce nombre, comment il change en fonction de l’ajout ou du retrait d’éléments, le comparer à d’autres, est-ce le résultat d’un apprentissage ou une faculté naturelle, héritée à la naissance ?
Dès les années 1990, le macaque rhésus montrait qu’il savait discriminer des nombres, les ordonner, les additionner, les soustraire. Dans la foulée, les chercheurs répétaient l’expérience avec des espèces aussi variées qu’inattendues : salamandres, rats, éléphants, chiens, corbeaux, perroquets, abeilles, fourmis, raies, girafes, poissons-zèbres… Presque toute l’arche de Noé se révélait capable de réaliser des tâches numériques plus ou moins complexes, tendant à valider la théorie, initialement posée par le psychologue Stanislas Dehaene, selon laquelle il existerait un sens des nombres inné et universel, gravé dans le cerveau, héritage de nos lointains ancêtres et conservé par l’évolution.
Le bon candidat
Mais comme le souligne Rosa Rugani, du département de psychologie générale de l’université de Padoue, ces impressionnantes capacités numériques observées dans le monde animal ne permettent pas vraiment de trancher la question. “Ces travaux étaient menés sur des individus adultes ayant généralement reçu une formation poussée. Cela a déclenché un débat passionnant dans le domaine de la cognition numérique, centré sur l’interaction complexe entre nature et éducation. Et un débat scientifique s’est engagé sur la maîtrise innée des capacités numériques chez tous les animaux.”
Qu’y a-t-il dans le cerveau à l’aube de la vie, avant que l’apprentissage et d’autres mécanismes commencent à le façonner ?
Giorgio Vallortigara, à l’université de Trente
Cela fait une quinzaine d’années qu’elle et une poignée de scientifiques focalisent leurs recherches sur ce point précis. “Qu’y a-t-il dans le cerveau à l’aube de la vie, avant que l’apprentissage et d’autres mécanismes commencent à le façonner ?”, résume Giorgio Vallortigara, à l’université de Trente. Pour l’humain, on sait qu’il dispose dès le berceau, à 5 mois, des aptitudes à additionner et soustraire des nombres. Mais qu’en est-il des animaux ?
Expérimentalement parlant, c’est un vrai défi. “Lorsqu’on s’interroge sur l’origine de la cognition, nous avons besoin d’un modèle animal aux caractéristiques contradictoires : il doit être vierge de toute expérience, mais aussi capable d’adopter des comportements suffisamment matures pour tester et mesurer ses capacités, pointe le neuroscientifique. Par chance, la nature a créé un modèle idéal pour résoudre ces questions : le poussin domestique.”
Ils n’en font qu’à leur tête
Sous sa frêle apparence, Gallus gallus fait en effet partie des rares espèces à afficher des comportements adultes dès qu’il sort de l’œuf. Comme d’autres spécimens fortement exposés à la prédation (le caneton, le cochon d’Inde, le gnou…), il doit savoir se déplacer et se nourrir sitôt lâché dans le grand bain. C’est ainsi que, depuis le milieu des années 2000, ce sont ces petits êtres ingénus que les équipes de Rosa Rugani et de Giorgio Vallortigara ont progressivement exposés à des tâches mathématiques de plus en plus complexes.
Alors ? Les poussins savent-ils discriminer des nombres sans avoir été entraînés ? Leur cerveau de candide, vierge de toute expérience de la vie, peut-il compter ? “Lorsque j’ai commencé à m’interroger sur ce sujet, j’étais persuadée qu’ils étaient capables de réaliser des tâches numériques complexes. En revanche, j’étais moins sûre de notre capacité à imaginer des protocoles expérimentaux qui leur permettent de le prouver, confie Rosa Rugani. D’autant que s’ils n’aiment pas ce qu’on leur demande, ils ne le font pas” – faut pas pousser le poussin.
Savoir traiter des informations mathématiques est essentiel à la survie
Rosa Rugani, du département de psychologie générale de l’université de Padoue
Les chercheurs ont donc redoublé d’imagination pour échafauder des protocoles susceptibles d’emporter l’adhésion de leurs cobayes. Et ils ont exploité une autre de leurs particularités. “Chez les oiseaux précoces, comme le poussin domestique, l’exposition à des objets naturels ou artificiels peu après l’éclosion déclenche un mécanisme qui permet d’établir une reconnaissance individuelle rapide et efficace”, explique la chercheuse. Un peu comme si l’animal considérait dès lors l’objet comme un compagnon familier. “Nous avions déjà utilisé cet attachement précoce pour tester la mémoire des oisillons nouveau-nés, et nous avons montré qu’ils se souviennent de l’endroit où un compagnon a disparu pendant une période pouvant aller jusqu’à trois minutes.”
Des exploits en calcul mental
Les chercheurs ont donc exposé très tôt leurs poussins à un objet, en l’occurrence, la petite capsule jaune que l’on trouve dans une célèbre marque d’œufs en chocolat. Et ils ont pu constater que le poussin se dirige de préférence vers l’endroit où ces objets familiers sont les plus nombreux. De quoi tester leurs capacités à comparer des nombres et à effectuer des opérations arithmétiques simples. Grâce à ce stratagème, les scientifiques des universités de Trente et de Padoue ont ainsi au fil des ans révélé les multiples talents en calcul mental de poussins à peine âgés de deux jours.
En 2009, ils prouvent leur capacité à additionner et à soustraire. En 2010, leur don pour discriminer des petits nombres. En 2014, leur talent à manier les proportions. Bref, en une petite dizaine d’années, les chercheurs italiens apportent les preuves expérimentales que les poussins possèdent dès la naissance toutes les capacités numériques qui avaient déjà été identifiées chez d’autres animaux adultes. Restait à comprendre les mécanismes cognitifs associés à l’œuvre dans leur petit cerveau.
Les neurones du nombre 2, 3 ou 5
Une fois encore, la question avait déjà été étudiée chez des individus adultes. En 2007, Andreas Nieder, à l’université de Tübingen, en Allemagne, avait identifié dans le cerveau des macaques rhésus des “neurones des nombres” répondant à des stimuli numériques. Autrement dit des réseaux de neurones spécialisés dans le 2, le 3 ou le 5, qui s’activent lorsque l’individu est exposé à chacune de ces quantités, sous forme de points sur un écran par exemple. En 2015, le psychologue découvre des neurones similaires chez les corneilles. Puis, en 2018, chez des humains épileptiques équipés d’électrodes dans le cerveau à des fins médicales.
Ces résultats confortent l’existence d’un ‘sens des nombres’ fondamental et profondément conservé au cours de l’évolution
Bassem Hassan, à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière, à Paris
En 2022, Giorgio Vallortigara et ses collègues dénichent à leur tour ces “neurones des nombres” dans la petite cervelle de leurs poussins. Avec des propriétés strictement similaires à celles identifiées chez des individus adultes. “Les neurones du nombre 3 ont une intensité de réponse maximale lorsque l’individu voit 3 points sur un écran. Et ils s’activent de moins en moins quand on s’éloigne de 3, c’est-à-dire quand le poussin est exposé à 2, puis 1, puis 0 ; ou à 4, puis 5, puis 6”, explique le neuroscientifique.
Les chercheurs n’ont pas poussé leurs expériences au-delà du 5, mais tout laisse à penser que le cerveau du poussin possède des neurones spécialisés pour des nombres bien supérieurs : Andreas Nieder avait réussi à repérer chez le macaque rhésus des neurones spécialisés réagissant jusqu’au nombre 30. “Plus le nombre auquel répond le neurone est grand, plus ce dernier est susceptible de réagir aussi, quoiqu’un peu moins fortement, aux nombres qui sont proches”, précise Giorgio Vallortigara.
Câblé dès la naissance
Reste que la démonstration est faite : même s’il n’a pas un cerveau aussi développé que d’autres oiseaux aux capacités cognitives plus avancées comme le corbeau, le poussin est un arithméticien né. “Je pense que la découverte de ces ‘neurones des nombres’ a permis d’élucider une grande partie des mécanismes neuronaux à l’origine de la cognition numérique chez les vertébrés”, conclut Giorgio Vallortigara. Ces travaux montrent que dès la naissance, le cerveau est câblé pour réaliser des tâches sur les nombres à partir d’une intuition numérique primitive reposant sur ces “neurones des nombres” précablés.
“Naturellement, on comprend que la capacité à traiter des informations mathématiques et à extraire des données numériques de l’environnement est essentielle à la survie et à l’épanouissement d’un animal”, souligne Rosa Rugani. Elle permet par exemple d’adopter la meilleure stratégie pour se nourrir en fonction de la quantité de nourriture disponible et du nombre d’individus déjà présents sur le lieu. Savoir bien évaluer des quantités peut aussi s’avérer fort utile pour élaborer une stratégie face à un troupeau de prédateurs.
Qui dit inné dit génétique
Ces expériences montrent que ce sens du nombre, commun aux oiseaux et aux mammifères, est probablement apparu très tôt dans l’évolution. “Pas besoin d’un cortex évolué pour avoir l’intuition des nombres”, résume Giorgio Vallortigara. D’ailleurs, de récentes études sur la capacité de la mouche drosophile à discriminer des quantités ont montré que les mécanismes neuronaux à l’œuvre chez cet insecte impliquent des aires cérébrales primaires, comme le lobe optique.
“Ces résultats confortent l’existence d’un ‘sens des nombres’ fondamental et profondément conservé au cours de l’évolution”, interprète Bassem Hassan, responsable de l’équipe développement du cerveau à l’ICM, l’Institut du cerveau et de la moelle épinière, à Paris, où ont été menés ces travaux. Dans des recherches en cours de publication, Giorgio Vallortigara et ses collègues s’apprêtent eux aussi à montrer chez le poussin l’implication du wulst visuel, l’équivalent chez les oiseaux des aires visuelles primaires des mammifères.
Une piste pour la dyscalculie
Mais qui dit inné dit génétique. Quels sont les gènes qui permettent de préprogrammer dans le cerveau cette arithmétique élémentaire ? Ces gènes et les mécanismes associés sont-ils communs à toutes les espèces ? C’est ce que compte bien découvrir Giorgio Vallortigara en se tournant vers un modèle plus adapté à ce type de recherche. Il n’a pas choisi la mouche, cobaye classique de la génétique. “Les drosophiles n’avaient pas encore fait leurs preuves en mathématiques quand j’ai commencé à m’interroger, alors j’ai choisi le poisson-zèbre”, explique le neuroscientifique.
Pour ses travaux, il s’est associé avec Caroline Brennan, qui dirige un laboratoire dédié à la neurobiologie et à la génétique comportementale du poisson-zèbre à l’université Queen Mary de Londres. “Elle a généré des lignées mutantes de poissons-zèbres pour des gènes que nous pensons impliqués dans la dyscalculie chez l’humain : nous testons les poissons mutants pour voir s’ils présentent une altération de leur capacité à discriminer des nombres”, annonce Giorgio Vallortigara.
Mouche et poisson-zèbre
L’identification des gènes à l’origine de cette pathologie pourrait aider les cliniciens à la diagnostiquer et la traiter chez l’humain. Les chercheurs de l’ICM vont eux aussi étudier ces questions sur leurs drosophiles calculatrices. “En utilisant le pouvoir des mouches, je pense que nous pouvons identifier des mécanismes génétiques impliqués dans la dyscalculie chez l’humain, se projette Bassem Hassan. Par le passé, cela a déjà été fait pour les cancers ou les problèmes de mémoire. Alors pourquoi pas avec le ‘sens des nombres’ ?”
Ce sont donc la mouche et le poisson-zèbre qui vont nous raconter la suite de l’histoire de la cognition numérique animale. Après tous ses exploits, le poussin, lui, va pouvoir souffler un peu.