À la poursuite de l’ADN perdu des dinosaures
Depuis des décennies, les paléobiologistes défient la barrière du temps. Ils traquent dans des os vieux de plus de 60 millions d’années des bouts d’ADN en assez bon état pour parler… Un fantasme ravivé par de nouvelles découvertes.
C’est une technique banale, connue de tous les laborantins. Quoi de plus basique, en effet, que d’observer au microscope un échantillon de tissu biologique ? En l’occurrence du cartilage, proprement préparé pour être délicatement tranché en fines coupes de 5 à 10 µm d’épaisseur, avant coloration à l’éosine et à l’hématoxyline afin de faciliter l’identification des structures internes des cellules qu’il contient.
Et une cellule apparaît
Le résultat, ici, n’est pas fameux. Sous les yeux experts d’Alida Bailleul, défilent des cellules vides, quasi transparentes – à peine la paléobiologiste de l’Académie des sciences chinoise distingue-t-elle de vagues nuances de ce rose pâlot typique des illustrations des livres de biologie. Classique. Presque fastidieux… Et puis, soudain, une cellule apparaît. Un peu floue, certes. Mais sa membrane gorgée d’éosine est bien visible. Et, en son cœur, lui aussi bien délimité, “quelques fils allongés, rendus violet foncé par l’hématoxyline, enchâssés dans une structure circulaire violette plus grande”, témoigne la chercheuse. Or, si l’on en croit les manuels de biologie, cette cellule, imparfaite mais parfaitement reconnaissable, ne devrait en fait tout simplement pas exister : c’est une cellule de dinosaure vieille de 125 millions d’années.
La conclusion la plus logique est que cette cellule a conservé un noyau de dinosaure original
Alida Bailleul, paléobiologiste de l’Académie des sciences chinoise
Ce fragment de cartilage vient en effet du fémur d’un Caudipteryx, un petit dino d’un mètre de haut de la famille des théropodes, à laquelle appartient aussi le fameux Tyrannosaurus rex. Il a été trouvé à Jehol, dans le nord-est de la Chine, un site connu pour le magnifique état de conservation de ses fossiles aviens et sauriens. Une conservation poussée jusqu’au niveau cellulaire, donc. “Sur la base de la taille, de la morphologie, de l’emplacement des structures observées, et du schéma de coloration, la conclusion la plus logique est que cette cellule a conservé un noyau de dinosaure original”, conclut la chercheuse, qui a mobilisé spectroscopie à rayons X et microscopies optique et électronique pour s’en convaincre. Quant aux filaments violets visibles dans ce noyau, oui, on parle bien de molécule d’ADN fossile, Alida Bailleul n’a pas de doute.
Un rêve de paléobiologiste !
De l’ADN de dinosaure ? Les perspectives d’une telle découverte sont étourdissantes. Sans parler de construire un zoo préhistorique comme dans Jurassic Park, pouvoir explorer les ressorts biologiques intimes de ce superordre de sauriens qui a dominé la Terre pendant 170 millions d’années représenterait un changement d’échelle dans nos capacités d’étude de l’évolution, tant au niveau global qu’à celui des espèces. Un rêve de paléobiologiste !
Mais Alida Bailleul prévient tout de suite : son ADN de Caudipteryx ne fournit pas d’autres informations que celle de sa présence, sous une forme altérée. Il est impossible de l’étudier plus en détail – dans ses résultats, présentés fin 2021, on ne distingue pas de chromosomes, par exemple. La fossilisation a ses limites, dues au poids du temps, à des modifications chimiques et des déformations successives – les dinosaures ont tout de même disparu il y a quelque 66 millions d’années…
Mais même sans texte génétique conservé, “l’importance des noyaux fossiles ne doit pas être sous-estimée. Leur morphologie donne des indications sur l’évolution de la taille des génomes, la configuration et le nombre des chromosomes. Leur étude pourrait être le ‘vrai’ moyen de mieux comprendre la biologie et la vie du passé. Je pense qu’ils sont l’avenir de la paléogénomique”, assure la chercheuse, qui avait déjà décrit en 2020 de possibles protéines et chromosomes de dinosaure “exceptionnellement préservés” chez un hadrosauridé (la famille des “dinosaures à bec de canard”), un jeunot de 75 millions d’années seulement…
Rien n’est à exclure
Pour ce qui est des chromosomes, elle en est convaincue : ce n’est que partie remise. D’une part, parce qu’il est probable, maintenant que la voie est ouverte, que d’autres cellules sauriennes en meilleur état pourront être débusquées ; d’autre part, parce que des résultats stupéfiants ont déjà été obtenus pour d’autres espèces antédiluviennes. Il y a par exemple ce fossile de fougère royale vieux de 180 millions d’années “dont les noyaux sont restés délicatement préservés, décrit Emily Carlisle, spécialiste de la fossilisation des cellules à l’université de Bristol. L’équipe de Benjamin Bomfleur, au Musée d’histoire naturelle de Suède, en a trouvé à différents stades de division, et a pu estimer la taille du génome à partir de la disposition des chromosomes” !
Le problème avec les prédictions selon lesquelles l’ADN ne pourrait pas persister, c’est que l’on cesse de chercher et d’essayer
Mary Schweitzer, université d’État de Caroline du Nord
Concernant le Caudipteryx, la paléobiologiste reste prudente, estimant que des examens complémentaires sont nécessaires pour confirmer ces premières observations cellulaires. Mais elle confirme le changement de paradigme : non, plus rien n’est à exclure. Il reste tant à comprendre sur ce qui se passe à l’intérieur des cellules au moment de la mort, tant de progrès techniques à réaliser… et donc tant de découvertes à espérer. Et de citer ces incroyables embryoïdes fossiles de Weng’an, exhumés dans le sud de la Chine, qui arborent eux aussi ce qui ressemble furieusement à un noyau : datés de l’édiacarien, ils auraient au bas mot 600 millions d’années ! La barrière du temps n’en est plus tout à fait une…
Quelques conseils à Spielberg
“Malgré les prédictions d’il y a 20 ans, selon lesquelles les molécules, les tissus et les cellules de dinosaure ne pourraient jamais parvenir jusqu’à nous, de plus en plus d’équipes en récupèrent, s’enthousiasme de son côté Mary Schweitzer, à l’université d’État de Caroline du Nord. Et ces travaux sont mieux acceptés qu’à l’époque de nos premiers articles.”
La paléontologue est bien placée pour en parler : elle fait partie de ceux par qui le scandale est arrivé quand, dans les années 1990, elle avait cru distinguer des vestiges de cellules sanguines dans des vaisseaux de T. rex. À l’époque, ce genre de choses ne se disait pas, à moins de vouloir passer pour un plaisantin dont on ne renouvellerait pas le contrat. Mais elle appartenait alors à une équipe dans laquelle on pouvait le tenter – Jack Horner, le directeur du laboratoire, deviendra notamment célèbre pour avoir donné quelques conseils à un certain Steven Spielberg…
Une série d’échecs humiliants
C’est que les laboratoires de paléontologie moléculaire sortent alors d’une séquence à la fois humiliante et démoralisante. Tout avait pourtant bien commencé : dans les années 1980, le déchiffrage partiel du premier ADN ancien, celui du quagga, un animal de la famille du zèbre disparu depuis 150 ans, était porteur d’un espoir inouï.
La décennie suivante connut ensuite un certain emballement : ADN de charançon de 130 millions d’années, de bactéries de 250 millions d’années, mais aussi de plantes et de tyrannosaure de 80 millions d’années. Sauf qu’il s’avéra bientôt qu’il y avait eu tromperie sur la marchandise – mais non sur la probité des chercheurs. Avec l’amélioration des connaissances et des techniques, il apparut que la traque fantasmatique était tombée sur un os, si on ose dire : les précieux ADN immémoriaux étaient en fait récents, et s’étaient insinués dans les reliques, qu’ils avaient contaminées. L’ADN attribué au charançon était en fait celui d’un champignon, et celui du T. rex appartenait à… un humain. Les ADN les plus anciens se trouvaient être en fait ceux des mammouths, préservés dans la glace depuis seulement quelques centaines de milliers d’années.
Prophétie auto-réalisatrice
Les paléogénéticiens font alors un constat frustrant : dans les cellules mortes, l’ADN se fragmente chimiquement et naturellement au fil du temps, sans possibilité de réparation. L’étude de référence sur le sujet, sortie en 2012 du laboratoire de Morten Allentoft, à l’université de Copenhague, fixe ainsi à 2 millions d’années la limite plausible pour retrouver une molécule génétique encore lisible. Très loin des tyrannosaures et autres sauropodes de plus de 60 millions d’années… Les lois de la conservation relégueraient donc la découverte d’ADN de dino au domaine de la science-fiction.
D’après Love Dalèn, du Centre de paléogénétique de Stockholm, récent décrypteur des génomes de deux mammouths de plus de 1 million d’années, 2,6 millions d’années constitueraient une borne infranchissable : c’est l’âge du plus ancien permafrost, qui seul serait à même de conserver des cellules antiques dans un état suffisamment bon.
Sacro-saint ADN…
Mary Schweitzer n’est pas d’accord : “Le vrai problème que je vois avec ce genre de prédictions selon lesquelles l’ADN ne pourrait pas persister, c’est que l’on cesse de chercher et d’essayer, et que cela devient une prophétie autoréalisatrice…” Il faut dire qu’elle est elle-même bien décidée à ne rien lâcher. Comme avec ces cellules sanguines de T. rex, dont elle a fini par montrer la réalité.
Elle a même continué sur cette voie jusqu’à finir par identifier une vingtaine de tissus, ainsi que des protéines dans les chairs pétrifiées de différentes espèces de dinosaures : os et cartilages, mais aussi muscles, hémoglobine, collagène, peau… Ils sont plus résistants que le sacro-saint ADN ! Et, tout transformés qu’ils soient par la fossilisation, ils conservent des informations cruciales sur la chimie interne des animaux, sur leur évolution, leur physiologie (étaient-ils à sang chaud ou à sang froid ?). Et même sur leur environnement, via leurs adaptations…
Il faut inventer les moyens de savoir
“Il y a désormais une vraie volonté d’intégrer les molécules fossiles découvertes dans des bases de données, ce qui influera sur les recherches à venir. Une fois dépassée l’idée que ce n’est pas possible, je pense qu’il n’y a aucune limite à ce que nous pouvons apprendre”, affirme la chercheuse. Sachant qu’accéder aux protéines pourrait permettre de remonter en partie au texte génique qui les a produites. Les protéines de dinosaure retrouvées sont-elles assez bien préservées pour fournir ce genre d’information ? Travail en cours…
Et même pour l’ADN lui-même, Alida Bailleul a repris espoir : toutes les possibilités n’ont pas encore été explorées. Elle revient sur son noyau de Caudipteryx et pointe un paradoxe : si vraiment l’ADN y était totalement dégradé, qu’il n’en subsistait rien, alors avec quoi réagissent les colorations histologiques qui lui sont théoriquement spécifiques au cœur de ces cellules fossiles ? “Si la coloration se lie effectivement à de l’ADN local, ces molécules sont-elles encore séquençables ? Ou sont-elles si endommagées qu’elles ne peuvent plus être techniquement appelées ADN ?” Il faut inventer les moyens de le savoir.
Des alliées inattendues
La paléobiologiste a déjà plusieurs idées de pistes à explorer. Pour commencer, les techniques de séquençage actuelles sont conçues pour de l’ADN “parfait”, une guirlande sans nœud et sans trous, sans motifs (ou lettres) transformés, etc. Or, on sait que l’ADN est modifié dans la mort, et certaines de ces altérations ont d’ailleurs été identifiées. Les connaître toutes permettrait-il de les contourner ? Certaines pourraient même se révéler des alliées inattendues pour la conservation de séquences génétiques paléolithiques !
Un fragment d’ADN roulé en une boule compacte va mieux résister à la dégradation, par exemple. Et pour lire ces vestiges potentiels, Alida Bailleul attend beaucoup de techniques de séquençage révolutionnaires fondées sur la microscopie, “vraisemblablement capables de discriminer tous les types de nucléotides au niveau atomique, modifiés ou non”.
Qui peut dire ce qui sera accessible demain du livre de la vie ? La prudence reste de mise, les faux espoirs des années 1990 sont encore dans tous les esprits. Mais Jurassic Park aussi – le dernier opus sort d’ailleurs ce mois-ci sur grand écran. Le fantasme est plus fort que jamais.