orque sous un bateau@AUDUN RIKARDSEN

Le gang des orques

Et un naufrage de plus ! Le 31 octobre, un voilier coulait au large du Maroc après avoir été pris à partie pendant près d’une heure par un groupe d'orques. Les délinquantes sont déjà connues : elles sont à l'origine de plus de 500 incidents en près de 4 ans dans le détroit de Gibraltar. Vengeance ? Traumatisme ? Jeu qui dérape ? Les biologistes tentent de comprendre.

par Vincent Nouyrigat,

“C’est arrivé le 22 mai dernier au large de l’Espagne. On a vu soudain la mer s’agiter au loin. J’ai d’abord cru que le vent se levait… En fait, c’était un groupe d’orques qui fonçait dans notre direction !, raconte le navigateur Sébastien Destremau, ancien participant au Vendée Globe. Huit spécimens ont commencé à entourer le bateau. Puis nous avons ressenti un premier coup très violent contre la coque. Ils se sont mis à pousser et secouer l’embarcation de 15 tonnes comme une coquille de noix, et ils ont attaqué le gouvernail qu’ils ont finalement détruit. Cela a duré près d’une heure, j’ai eu très peur.” Ce témoignage glaçant est loin d’être isolé : depuis l’été 2020, plus de 500 accrochages avec ces “baleines tueuses” ont été recensés le long des côtes de la péninsule Ibérique, entre Gibraltar et la Galice, essentiellement sur des voiliers. Trois bateaux ont même coulé, la rupture de leur safran ayant provoqué d’importantes voies d’eau.

Un prédateur ultime

Des orques qui se mettent à persécuter des bateaux par centaines, comme dans un film d’horreur ? “Hormis deux accidents enregistrés dans les années 1970 au milieu du Pacifique et de l’Atlantique, c’est inédit”, rapporte Sami Hassani, cétologue à l’Oceanopolis de Brest. Jusqu’à présent, la soixantaine d’épaulards du détroit de Gibraltar n’avaient jamais causé le moindre problème; on pouvait tout au plus leur reprocher de chaparder les prises des pêcheurs locaux. Or, cette cohabitation plutôt pacifique vient de basculer dans la terreur et l’incompréhension. “Quinze orques ont aujourd’hui adopté ce nouveau comportement, qui consiste à interagir avec les bateaux”, estime le biologiste Alfredo Lopez, qui coordonne le GTOA, groupe de travail sur les orques de l’Atlantique créé pour affronter cette crise. Et les scientifiques s’évertuent en ce moment à comprendre les motivations de ces mastodontes, tout en cherchant désespérément une parade. Sachant qu’il est hors de question de capturer ou d’abattre les membres “délinquants” – disons plutôt “disruptifs” – de cette population déclarée en danger critique d’extinction et dûment protégée par la loi espagnole.

Nous ne faisons pas partie de leur répertoire de proies, il n’y a jamais eu en milieu naturel d’attaque sur des humains

Christophe Guinet, spécialiste des prédateurs marins au Centre d’études biologiques de Chizé

Quelles sont leurs intentions ? Les témoignages peuvent faire penser à une attaque. Ce n’est sans doute pas le bon terme. Certes, ces animaux de plus de trois tonnes sont des prédateurs ultimes, capables de s’en prendre à des baleines ou à de grands requins blancs dont ils arrachent le foie. “Pour autant, nous ne faisons pas partie de leur répertoire de proies, il n’y a jamais eu, en milieu naturel, d’attaque sur des humains ; lors des accidents dans des parcs d’attractions, ils ne cherchent pas non plus à consommer leur dresseur”, assure Christophe Guinet, spécialiste des prédateurs marins au Centre d’études biologiques de Chizé. Avant d’ajouter : “Chez ces animaux très intelligents, il n’y a pas de confusion possible entre un bateau et une grosse proie. S’ils avaient voulu vraiment agresser, ils auraient percuté frontalement les embarcations avec leur rostre, et on aurait assisté à des dizaines de naufrages.” 

Une vengeance ?

Il faut donc chercher ailleurs. Mais on ne peut pas s’empêcher de penser qu’ils nous en veulent d’une manière ou d’une autre… Et si on assistait à une sorte de rébellion animale, face à toutes les pressions environnementales subies ? Les biologistes se sont un temps interrogés sur une éventuelle réaction épidermique au bruit généré par la reprise du trafic maritime après le confinement de 2020, ou sur un effet lié aux forts taux de PCB, des polluants toxiques, mesurés dans le sang de ces orques. Mais non, ces stress sont depuis trop longtemps présents dans cette région.

Je crois de plus en plus à cette explication liée à un trauma

Alfredo Lopez, biologiste, coordinateur du GTOA, le groupe de travail sur les orques de l’Atlantique

Une autre hypothèse a été avancée au sein du GTOA, celle que la presse à sensation qualifie de “vengeance des orques”. Il se trouve qu’une adulte femelle, dénommée Gladis Blanca, affiche des cicatrices probablement liées à une collision passée avec un navire. Selon cette théorie, elle aurait depuis développé une aversion aux bateaux, qu’elle tenterait de repousser ou d’arrêter – un comportement défensif qui aurait ensuite été adopté par mimétisme par ses sœurs et ses enfants. “Je crois de plus en plus à cette explication liée à un trauma”, souffle Alfredo Lopez. Pour autant, la plupart des experts des orques réfutent vigoureusement cette thèse : on n’a jamais vu de telles réactions chez les orques dont les bébés ont été odieusement capturés pour peupler les bassins des Marineland. “Je ne peux rien exclure, mais ces animaux à longue durée de vie ont plutôt tendance à minimiser les risques : s’ils avaient subi un traumatisme, ils resteraient à distance des bateaux”, analyse Paul Tixier, écologue à l’Institut de recherche pour le développement. 

Un jeu qui tourne mal ?

“Toutes les vidéos que j’ai pu consulter me font plutôt penser à un jeu : ils semblent prendre beaucoup de plaisir à toucher la coque, à s’appuyer sur le gouvernail, constate Christophe Guinet. Cela me rappelle le cas de certaines orques au large de la Colombie-Britannique qui adorent se frotter aux galets, ou celles évoluant autour des îles Crozet dans l’océan Indien, qui aiment se caresser le dos avec des algues. Au-delà du pur plaisir sensoriel, il y a aussi une volonté de contrôle de l’objet.” Alors forcément, quand des animaux aussi puissants s’amusent et chahutent, les frêles humains que nous sommes n’en mènent pas large. Peu à peu, un nouveau scénario s’esquisse : “En fait, on se rend compte que, dès 2015, deux petits avaient commencé à s’approcher de très près de notre bateau de recherche et de navires de tourisme dédiés à l’observation des baleines, rembobine Renaud de Stephanis, spécialiste des orques au groupe de recherche Circe, à Cadiz. Ces bébés sont devenus plus grands, et leurs jeux plus énergiques. Puis ils ont apporté ce nouveau comportement dans leurs familles respectives.” “Ce sont presque toujours les jeunes qui innovent et inventent de nouveaux jeux, quitte à prendre quelques risques. Les adultes restent un peu plus dans leur confort », complète Christophe Guinet.

Ils sont hypersociables et se stimulent entre eux, c’est une espèce très complexe qui nous surprend tout le temps

Paul Tixier, écologue à l’Institut de recherche pour le développement

Deux jeunes individus à la personnalité probablement très téméraire seraient ainsi à l’origine de ce mystérieux phénomène. Les liens familiaux sont tellement intenses et durables chez ces mammifères marins – les grands-mères y jouent un rôle essentiel – qu’une innovation peut se propager à toutes les générations d’un groupe. “Ces cétacés sont hypersociables, ils se stimulent tout le temps entre eux, c’est flagrant”, témoigne Paul Tixier. 

Effet de mode ?

Reste à savoir si ce nouveau divertissement pourrait se diffuser encore plus largement vers d’autres familles d’orques. “Autour des îles Crozet, on a vu la population entière se convertir à de nouveaux comportements consistant à récupérer des poissons sur les lignes des pêcheurs de légines australes, témoigne Christophe Guinet. Mais dans ce cas, l’intérêt alimentaire était évident, alors que cette forme de jeu n’apporte a priori aucun bénéfice.” Un simple effet de mode n’est pas à exclure : en 1987, plusieurs épaulards du détroit de Puget avaient adopté la lubie d’une femelle, qui consistait à porter un saumon mort sur la tête, comme un chapeau… avant d’abandonner ces facéties au bout de quelques semaines. “Plus récemment, on a vu des orques jouer pendant quelque temps avec des casiers de pêche, puis s’en désintéresser. C’est une espèce très complexe, qui nous surprend tout le temps”, avoue Paul Tixier.

Nouvel aléa naturel

Néanmoins, ce jeu du “chamboule-bateau” pourrait aussi se maintenir au sein des familles déjà converties, et se transmettre dans la durée au fil des générations. “On observe actuellement un rétablissement des stocks de thon rouge, dont se nourrissent les orques de Gibraltar. Or, en période d’abondance, ces prédateurs disposent de plus de temps et d’énergie pour les interactions sociales et le jeu. Notamment avec les bateaux”, évoque Christophe Guinet. “Les grandes migrations du thon rouge sont en train de repartir depuis la Méditerranée vers la mer du Nord, et elles pourraient attirer ces orques dans leur sillage, avertit Sami Hassani. Nous avons d’ailleurs enregistré deux incidents au large des côtes françaises l’été dernier” ; un autre a été signalé fin juin près des îles Shetland.

Je suis persuadé qu’il faut aller le plus vite possible, tracer à toute vitesse !

Renaud de Stephanis, spécialiste des orques au groupe de recherche Circe, à Cadiz

Ce qui n’a rien de rassurant pour les marins, qui ne savent d’ailleurs toujours pas comment réagir en cas de mauvaise rencontre : les membres du GTOA conseillent aux plaisanciers d’arrêter leur bateau et de lâcher la barre, alors que le ministère des transports espagnol préconise aux voiliers de continuer d’avancer et d’allumer le moteur… “Je suis persuadé qu’il faut aller le plus vite possible, tracer à toute vitesse !”, milite Renaud de Stephanis.

Le cas du loup

La question est maintenant sur toutes les lèvres : pourrait-on mettre fin à ce comportement et siffler la fin de la récré ? Plusieurs biologistes nous ont confié redouter d’éventuels coups de fusil de la part de plaisanciers ou de pêcheurs apeurés –  il suffit de voir la violence des réactions face au retour du loup ou de l’ours sur notre territoire. “Ces animaux marins ne font pas le lien entre des tirs et les interactions qu’ils ont avec les bateaux. En revanche, on pourrait leur infliger une décharge électrique – très désagréable mais non mortelle – dès lors qu’ils toucheraient le gouvernail, suggère Christophe Guinet. Il faudrait pouvoir équiper plusieurs bateaux de ce dispositif, cela les dissuaderait.” “Ça reste à voir… On a déjà tenté de les repousser avec des signaux acoustiques, sans succès, révèle Renaud de Stephanis. Nous venons de mener 120 expériences en présence de ces orques avec des gouvernails factices, et je suis persuadé qu’il suffirait d’installer sur ces structures quelques solides pics, à la manière des dispositifs anti-pigeons, pour les repousser. On va le tester…”

Des GPS

En attendant, le plus sûr serait de les éviter. Il est actuellement recommandé de naviguer en eaux très peu profondes, au plus proche de la côte; “je trouve que c’est trop dangereux en cas de coup de vent ou d’avarie, je ne le ferai pas”, rumine Sébastien Destremau. Les autorités espagnoles entendent surtout installer des balises satellites sur au moins six orques problématiques de manière à prévenir les marins de la position de ces nouveaux aléas naturels : “Nous venons d’équiper de GPS des membres d’une des deux familles, cela nous permet déjà de proposer des cartes hebdomadaires de zones à éviter. Nous avons ainsi fait passer des centaines de bateaux dans le détroit de Gibraltar sans encombre”, se félicite Renaud de Stephanis. Après tout, les orques sont les maîtres incontestés des océans, que nous ne faisons que traverser. Et il va falloir s’habituer à composer avec les mœurs de ces super-prédateurs. Aussi terrifiants et étranges soient-ils.

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