image d'un foetus@JELLYFISH PICTURES/SCIENCE PHOTO LIBRARY

Premier récit de notre vie prénatale

Loin de la vision d’un enfant endormi dans le ventre de sa mère, les spécialistes envisagent aujourd’hui une vie prénatale riche et complexe, pendant laquelle nous entendons, touchons, sentons, apprenons… Avec un début de conscience ?

par Louane Velten,

Vous flottez. Les yeux fermés, les genoux relevés contre le sternum, les poings serrés. Vous flottez en suspension délicate, dans une bulle chaude, apaisante par sa familiarité, étroite, et donc rassurante. Vous tentez un étirement, votre main s’aventure vers l’avant, s’arrête au contact d’une paroi, pousse. Vos mouvements sont hasardeux, saccadés, vous flottez après tout dans cet entre-deux, plus proche du sommeil que de l’éveil. Continuellement bercé par le rythme du cœur qui bat au-dessus de vous, par le souffle des poumons à chaque inspiration, par le balancier du corps qui vous porte. L’écho d’une voix sourde et profonde se réverbère autour de vous et vous garde en alerte. Seuls des sons étouffés vous parviennent. Cette voix est plus forte que le reste. Elle résonne, titille la mémoire, construit les prémices d’un langage. Sous vos doigts, la paroi tremble légèrement, vous répondez à cette pression en poussant un peu plus fort. Et quand de nouveaux sons vous parviennent et attirent votre attention, vos doigts se referment. La tonalité, soudainement plus basse, vous a surpris. Vous identifiez quelques notes, des grelots de curiosité d’un monde hors de portée. Car vous n’êtes, après tout, pas encore né. 

Prosodie, rythme et Mélodie

“L’expérience sonore prénatale est très riche. Dès 24 à 28 semaines de gestation, l’appareil auditif est fonctionnel, et le fœtus commence à se familiariser avec son environnement acoustique, à commencer par la voix de la mère”, pose Judit Gervain, linguiste et neuroscientifique à l’Integrative Neuroscience and Cognition Center de Paris. Se mêlent à la voix maternelle les battements du cœur, les bruits digestifs et, plus lointaines, des bribes d’ambiance sonore extérieure. Les tissus maternels filtrent la plupart des sons : expériences animales et modèles numériques démontrent que seules les basses fréquences, en dessous de 600 Hz, atteignent le fœtus. En particulier la voix, principalement comprise dans des gammes de fréquence de 100 à 150 Hz. Les scientifiques peuvent ainsi étudier de façon non invasive la perception sensorielle des fœtus, à travers les sons. “Nous savons ce qu’ils entendent : si c’est un homme ou une femme qui parle, selon l’intonation, si c’est une question ou une affirmation, si la voix est triste ou heureuse, et même si la construction acoustique de la phrase est juste !”, s’enthousiasme la linguiste. Mais leur expérience du langage se limite à la prosodie, c’est-à-dire à l’acoustique, la mélodie et la rythmique de la langue. Les détails comme les consonnes ou les voyelles, et donc les mots entiers restent imperceptibles. 

Pourtant, l’oreille naïve d’un non-né est capable de distinguer dans cette association de tons et de sonorités le langage humain du brouhaha ambiant, et même une langue d’une autre. “Quand on présente à des nouveau-nés un enre­gistrement de la langue entendue prénatalement, puis celui d’une langue inconnue, on enregistre, à l’électroencéphalogramme, une activité neuronale plus importante pour la langue maternelle”, assure Judit Gervain. C’est donc qu’ils la reconnaissent, et qu’ils l’ont assimilée in utero. Cette préférence linguistique vient renforcer les connaissances comportementales qu’accumulent linguistes, neuroscientifiques et psychologues depuis les années 1980. “On savait déjà que si l’on faisait écouter à un nouveau-né une voix ou une mélodie qu’il avait entendue dans le ventre de sa mère, il s’orientait vers le haut-parleur”, illustre Judit Gervain. Mais là, l’électroencéphalo­gramme permet d’explorer l’activité neuronale, jusqu’à mesurer, en temps réel, l’acquisition et la mémorisation du langage chez des bébés de un à trois jours. En analysant l’activité cérébrale plusieurs minutes après les stimulations, la chercheuse a montré qu’une langue inconnue suscite certes un intérêt initial, mais les signaux disparaissent rapidement ; il n’y a pas de traitement supplémentaire. Comme un adulte qui ne prêtera pas attention à la langue parlée par des voisins de plage étrangers, le traitement de l’information auditive se limite à la simple perception de sons vides de sens. 

La maturation des circuits neuronaux du langage chez le nouveau-né montre que le processus d’acquisition linguistique commence dans le ventre de la mère

Judit Gervain, linguiste à l’Integrative Neuroscience and Cognition Center de Paris

Pour la langue maternelle, par contre, l’activité neuronale des bébés perdure. “Ils enregistrent en direct les informations, leur activité neuronale continue même après la stimulation. Ils sont en train d’apprendre leur langue sous nos yeux”, partage Judit Gervain. Selon elle, cela indique que cette acquisition du langage commence en fait bien plus tôt : avant la naissance. En 2023, elle a mis en évidence une latéralisation à gauche du ­traitement de l’information linguistique chez les nourrissons. Une disposition similaire à celle des réseaux neuronaux responsables du langage chez 95 % des adultes. “La spécialisation du cerveau et la maturation des circuits neuronaux pour le langage commencent même avant la naissance. De telles capacités de discrimination, de réactions ciblées aux stimulus, d’apprentissage ne sont possibles que si le processus d’acquisition linguistique a déjà commencé.”

Puis le monde s’éclaircit…

À partir de quel moment les sons ambiants commencent à être classés, analysés et emmagasinés par le fœtus ? “Dès 24 semaines de grossesse, soit 6 mois, répond William Graf, neuropédiatre à l’hôpital Connecticut Children’s. Les couches corticales superficielles impliquées dans la fonction sensorielle réceptive apparaissent à ce moment-là.” Durant les trois derniers mois de la grossesse, les neurones du fœtus se différencient et rejoignent leur positionnement final pour établir progressivement des connexions synaptiques. Dès que les circuits neuronaux spécialisés naissent, le cortex s’organise et enregistre ses premiers influx sensoriels. “Avant, les stimuli comme les sons, le toucher, la douleur sont régulés au niveau de la moelle épinière, du tronc cérébral ou des niveaux thalamiques, ils ne sont donc pas perçus par le cerveau”, détaille le spécialiste en neurodéveloppement.

La curiosité, déjà

Progressivement, les vibrations de la voix de la mère se détachent du vrombissement vaporeux de sa respiration, la douceur d’une mélodie se distingue du bruit soudain d’un klaxon. Les synapses se créent et le monde, jusqu’ici inconnu, s’éclaircit, se précise au travers de cette diversité sonore. Le fœtus s’abreuve de ces influx, en extrait le langage humain, et à partir de là, se construit une mémoire de sa prosodie qui fonde le futur système linguistique de l’enfant. “Ce qui est fascinant, c’est que l’utérus offre une sorte de protection, de lieu contrôlé et stable pour que cette exploration sensorielle se fasse progressivement et en douceur”, confie la neuroscientifique Julia Moser, de l’Institute for the Developing Brain, de l’université du Minnesota. “Le fœtus passe beaucoup de temps endormi, il baigne dans un cocktail hormonal qui le maintient dans un sommeil actif, semblable aux phases de rêve plus tard dans la vie. Cet état de tranquillité lui sert à l’apprentissage de ce qu’il a emmagasiné lorsqu’il est un peu plus éveillé”, ajoute Hugo Lagercrantz, pédiatre et professeur émérite à l’Institut Karolinska, en Suède. 

Le fœtus baigne dans un sommeil actif. Cet état lui sert à l’apprentissage de ce qu’il a emmagasiné lorsqu’il est un peu plus éveillé

Hugo Lagercrantz, pédiatre, professeur émérite à l’Institut Karolinska, en Suède

Il est impossible, bien sûr, de se rappeler ces premiers moments vécus. Essayez pourtant de les revivre, de les imaginer. Bercé dans ce cocon protecteur, vous consacrez chaque furtif moment d’éveil à explorer. Votre monde est sombre, ce sont donc vos mains qui le découvrent. Logées contre votre torse, elles se déverrouillent lentement, l’une d’elles remonte le long du cordon ombilical quand l’autre s’étire pour effleurer les fontanelles. Puis, d’un mouvement un peu trop hâtif, vous portez vos doigts à vos yeux, le contact est déboussolant. Mais au deuxième essai vous avez appris, l’approche est plus douce. Par un jeu de tests et d’erreurs, vos mouvements s’affinent. Soudain, des ombres attirent votre attention, rondes, rosées, diffuses sur la paroi qui vous entoure. Vous tournez la tête et vos mains s’élancent à nouveau, guidées par les prémices d’une curiosité enfantine.

“Il est clair qu’un fœtus ne pense pas, pose Joel Frohlich, neuroscientifique à l’université de Tübingen, il n’a pas d’imaginaire, il n’impose pas de concepts sur ce qu’il perçoit. En revanche, il fait l’expérience du monde par le biais de ses sens.” Lorina Naci, neuroscientifique au Trinity College de Dublin, modère : “C’est très sensitif comme connaissance du monde, mais ce serait faux de dire qu’elle n’est que perceptive. Ces expériences préparent à la brutalité de la naissance, elles sont utiles parce qu’elles sont conservées, apprises, traitées.”

Première étincelle

Bien loin de la vision d’un être passif dans le ventre de sa mère, les spécialistes envisagent aujourd’hui une forme d’expérience de vie prénatale riche et complexe. Une vie perdue dans les méandres de notre mémoire. Une vie simple et douce pendant laquelle le fœtus entend, voit, touche, goûte, sent, apprend, appréhende, mémorise, réagit… “Mais est-ce conscient ? Voulu ? Prévu ? La voix du parent peut-elle être assimilée à un souvenir ou à une émotion comme nous le ferions ?”, questionne Claudia Passos-Ferreira. Fin février 2025, cette bioéthicienne à l’université de New York a réuni philosophes, neurologues, pédiatres et bioéthiciens autour d’une question : les bébés sont-ils conscients ? Et a fortiori, les fœtus ? “Une question très difficile”, répondent, penauds, tous les experts auxquels nous avons retourné l’interrogation. Car les difficultés sont multiples : il s’agit d’abord de se libérer de la vision dominante qui ancre la conscience dans le référentiel de l’adulte comme relevant de la parole et de la reconnaissance de soi et du monde. Et le sujet est sensible. “On entre dans un domaine profondément politique et éthique, étroitement lié aux débats sur le droit à l’avortement”, souligne Claudia Passos-Ferreira. Sans parler de l’inextricable discorde qui règne entre les neuroscientifiques dès qu’il s’agit de définir la conscience et la façon dont elle se manifeste dans le cerveau.

Il s’adapte à son environnement à partir d’une expérience conservée en mémoire durant plusieurs minutes, autrement dit une forme primaire de conscience

Julia Moser, neuroscientifique à l’Institute for the Developing Brain de l’université du Minnesota, aux États-Unis

“C’est une notion étroitement liée à la vie humaine et pour la définir pleinement, je pense qu’il est fondamental de comprendre et de situer l’apparition de cette première étincelle d’expérience consciente”, insiste Joel Frohlich. En se fondant sur une synthèse de la littérature sur le sujet, il a, avec le philosophe australien Tim Bayne, proposé en septembre 2024 une méthode pour mesurer le début de la conscience à partir de quelques marqueurs neuronaux. “L’idée est intéressante, elle se fonde sur le fait que la conscience n’apparaît pas d’un bloc, mais qu’il s’agit d’un processus évolutif et que plus le fœtus ou l’enfant avance dans son développement, plus il accumule des marqueurs en faveur d’un état de conscience”, commente Claudia Passos-Ferreira. Selon Joel Frohlich et Tim Bayne, la conscience pourrait se mettre en place dès cinq mois après la naissance, “si ce n’est plus tôt”. Une tournure très prudente qui laisse entrapercevoir la possibilité d’une émergence prénatale… “Il n’y a pas vraiment de position consensuelle, témoigne Claudia Passos-Ferreira. Aujourd’hui, la plupart des spécialistes du neurodéveloppement et des théoriciens de la conscience s’accordent à dire que le jeune enfant est conscient bien avant le développement de la parole. Mais pousser au-delà de la naissance, c’est délicat.”

Une danse réciproque

Les chercheurs ont placé une première limite neurodéveloppementale : la conscience nécessite des connexions entre le thalamus et le cortex, ainsi que des circuits synaptiques cérébraux intrinsèques qui s’établissent à partir de la 26e semaine de grossesse. Il était convenu que le cerveau arrivait ensuite progressivement à maturation dans l’enfance. Mais en 2022, l’équipe de recherche de Lorina Naci, au Trinity College de Dublin, a publié un premier article édifiant qui a bousculé les croyances. Et si l’étincelle de conscience s’allumait beaucoup plus tôt ? Et si elle apparaissait alors même que vous flottez encore paisiblement dans votre bulle ?

“On n’y croyait pas, on pensait que le cerveau du nouveau-né était trop immature pour présenter de tels réseaux”, lâche la spécialiste des circuits neuronaux nécessaires à la conscience. Mais l’analyse des données d’imagerie fonctionnelle de 400 nouveau-nés suggère que les deux systèmes neuronaux clés de la conscience sont déjà en place : le réseau fronto-pariétal, lié à la conscience du monde extérieur, qui permet la planification, la mémorisation, la réaction à un stimulus et l’attention ; et le réseau “en mode par défaut”, lié à notre monde intérieur, à nos réflexions, à nos souvenirs autobiographiques. L’imagerie montre que ces deux circuits s’engagent, comme chez l’adulte, dans une danse réciproque : quand l’un s’active, l’autre se désactive. “Une personne consciente présente nécessairement cette interaction, c’est un résultat très fort. Même si les réseaux sont encore rudimentaires, la complexité est indéniable.” L’imagerie, enfin, montre que cette danse ne se met en place que pendant les dernières semaines de la grossesse : les prématurés nés autour de 32 semaines ne présentent pas ces réseaux, ou alors de manière très partielle. 

Un petit monde

Ce n’est pas tout. Début 2025, Lorina Naci a aussi mis en évidence l’ébauche d’un “réseau en petit monde”. Cette architecture présente chez l’adulte est représentative de la complexité des connexions entre différentes aires cérébrales. Quand les synapses fleurissent à travers le cerveau, c’est comme une carte qui se dessine, d’abord les nombreuses rues du village reliant de proche en proche les aires similaires, puis les grands axes, rapides et encombrés, dévalant vers les centres. 70 % des prématurés scannés en moyenne à 32 semaines et 100 % des bébés à terme présentent cette architecture. “C’est exaltant de se rendre compte à quel point le troisième trimestre prépare le bébé à l’expérience du monde de manière parfaitement organisée et progressive”, admire la neuroscientifique. 

Nous n’en sommes qu’au début… Je ne doute pas que nous serons encore bouleversés par ce que les fœtus sont capables de percevoir

Lorina Naci, neuroscientifique au Trinity College de Dublin, en Irlande

“Il y a un véritable effort pour essayer de retracer le parcours de l’information sensitive”, salue Joel Frohlich. En 2020 et 2021, deux études avaient déjà montré la capacité à traiter consciemment des stimuli extérieurs chez des fœtus de 35 semaines. Grâce à la magnétoencéphalographie, les chercheurs ont capté la réponse de surprise du cerveau à un son “ba”, émis après toute une série de sons “ga”. “C’est très parlant, ce n’est pas une simple habituation sensorielle durant laquelle le fœtus serait soudainement surpris de ce nouveau son, précise Julia Moser, première auteure de l’étude. Ce qu’on voit, c’est une capacité à anticiper et à s’adapter à son environnement à partir d’une expérience gardée en mémoire durant plusieurs minutes, autrement dit une forme primaire de conscience.” D’autres protocoles menés sur des prématurés ont testé, grâce à l’électroencéphalo­gramme cette fois, cette réaction de surprise après un changement soudain de sonorité. Et les auteurs concluent eux aussi que les signaux observés dans le cortex impliquent des flux ascendants et descendants vers les aires frontales corticales de niveau supérieur. “Nous commençons à peine à percevoir ce que pourraient être leur esprit, leur état de conscience. Je ne doute pas que nous serons encore bouleversés par ce que les fœtus sont capables de percevoir”, confie Lorina Naci. 

Quelque part entre le premier son et le premier cri, vous continuez de flotter. Les yeux grands ouverts, la tête en bas, les jambes légèrement tendues, le pouce en bouche. Vous flottez pendant ces derniers instants alors qu’autour de vous, la bulle change et se contracte. Vous sentez la pression resserrer vos épaules et vous vous concentrez sur ce qui est familier : le rythme du cœur et des poumons, la balance du corps protecteur. Sur le gradient du connu à l’inconnu, de l’étincelle à la flamme, vous êtes plus proche de la cacophonie du monde que du calme amniotique. Et soudain, vous ne flottez plus.

Un article à retrouver dans Hors-Série Epsiloon n°15
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